John Kapoor © isopix

Un magnat pharmaceutique jugé comme un dealer

Muriel Lefevre

Aux États-Unis, les opioïdes ont déjà fait 400 000 victimes. Pour la première fois à Boston, un ancien tycoon de l’industrie pharmaceutique est jugé comme un vulgaire dealer. Les méthodes qui auraient été utilisées pour promouvoir ces puissants et addictifs analgésiques seraient dignes d’une petite frappe.

Depuis lundi a lieu le premier procès pour faits criminels contre des magnats de l’industrie pharmaceutique qui ont commercialisé un analgésique à base d’opioïdes.

John N. Kapoor, ancien milliardaire et fondateur d’Insys Therapeutics, une société pharmaceutique basée en Arizona, va être jugé par le tribunal de Boston en même temps que quatre anciens dirigeants de l’entreprise. Leurs méthodes de vente autour du Subsys, un spray à base de fentanyl, un opiacé puissant, injecté sous la langue et traitant les intenses douleurs de certains patients cancéreux, tiendraient, selon les juges, plus d’un comportement de truands que de celui de dirigeants d’entreprises pharmaceutiques.

Kapoor est un entrepreneur de 75 ans aux cheveux hirsutes. S’il a grandi en Inde, il vit aujourd’hui à Phoenix et figurait jusqu’à peu sur la liste des milliardaires du magazine Forbes. Kapoor fonde Insys en 1990 à Chandler, en Arizona. Et pendant plus d’une décennie, il va largement financer l’entreprise de sa poche. C’est aussi lui qui va obtenir l’approbation du gouvernement pour le Subsys en 2012. Une évidence pour celui qui s’était promis, depuis qu’il avait été le témoin du martyr de sa femme Editha, morte d’un cancer du sein métastatique en 2005, que « personne ne souffrirait plus à ce point » selon le Boston Globe.

Subsys faisait depuis partie d’une poignée de marques de fentanyl disponible sur ordonnance. Des médicaments puissants, hautement réglementés et destinés aux patients cancéreux souffrant de  » douleurs aiguës » qui ne pouvaient être soulagées par d’autres opiacés. Pour rappel le fentanyl est jusqu’à 100 fois plus fort que la morphine, selon la Drug Enforcement Administration.

Le sésame des autorités est aussi une formidable aubaine pour l’entreprise puisque Insys va connaître un succès fulgurant. La société rentre en bourse en 2013. En 2015, les revenus liés au Subsys s’élevaient à près de 500 millions de dollars. Toutefois, selon le procureur chargé de l’enquête, une grande partie de ce succès découle d’actes criminels.

Jugés comme des criminels

Kapoor et ses collègues sont accusées de racket organisé au niveau national. Leur réseau, toujours selon l’acte d’accusation, opérait dans l’ensemble des États-Unis et payait des pots-de-vin aux médecins pour qu’ils prescrivent l’analgésique hautement addictif, même aux patients qui n’en avaient pas réellement besoin. Ils sont aussi accusés d’avoir identifié des médecins qui pourraient se montrer réceptifs à la prescription de grandes quantités de Subsys. Ils les ont ensuite payés pour qu’ils fournissent des ordonnances, y compris aux patients qui n’avaient pas de cancer, mais qui souhaitaient simplement être soulagés de leur douleur.

Le procureur chargé de l’affaire affirme ainsi qu’Insys a mis sur pied un faux  » programme de conférences  » pour déguiser les pots-de-vin des médecins en honoraires de conférencier, mais aussi ajusté les paiements en fonction du nombre d’ordonnances. Au moins huit médecins ont reçu plus de 1,1 million de dollars en pots-de-vin.

Deborah Fuller pose pour une photo pour The Associated Press avec un oreiller montrant une photo de sa défunte fille, Sarah Fuller, à gauche, qui est morte d'une overdose de médicaments sur ordonnance.
Deborah Fuller pose pour une photo pour The Associated Press avec un oreiller montrant une photo de sa défunte fille, Sarah Fuller, à gauche, qui est morte d’une overdose de médicaments sur ordonnance.© Isopix

Insys aurait également payé les salaires des employés de bureau des médecins qui prescrivaient Subsys. Enfin la compagnie aurait mis en place un « Insys Reimbursement Center » en Arizona qui aurait modifié les dossiers médicaux des patients pour duper les assureurs pour que ces derniers remboursent le Subsys, y compris à des patients non cancéreux. D’anciens employés d’Insys décrivent des méthodes de vente digne « The Wolf of Wall Street ».

Abus de pouvoir ?

Pour les avocats des anciens dirigeants d’Insys, ce procès est « la preuve flagrante d’un abus de pouvoir de la part du gouvernement au plus fort de la crise opioïde « .

Si la parade de la défense semble quelque peu convenue, on ne peut nier que cette affaire marque un changement dans la façon dont le ministère de la Justice américaine compte traiter les fabricants de médicaments à base d’opiacés.

Jusqu’à présent ces compagnies avaient droit à plus de clémence comme le montre le cas de Purdue Pharma, une société pharmaceutique privée de Stamford, au Connecticut. Celle-ci a été au coeur de nombreuses critiques suite à la commercialisation de l’OxyContin, un analgésique opioïde à libération prolongée qui a fait la une pendant la crise. Le médicament lancé en 1996 a lui aussi fait l’objet d’une campagne de marketing agressive auprès des médecins traitants pour en faire le traitement de prédilection contre les maux de dos et les douleurs articulaires. C’est même devenu un best-seller puisqu’il va réaliser, en 2000, un chiffre d’affaires annuel de 1,1 milliard de dollars. Le médicament a cependant comme effet secondaire une forte dépendance. Et lorsque les patients se retrouvaient à court d’ordonnance, beaucoup se sont tournés vers l’héroïne, moins chère et plus facile à obtenir. En 2007, alors que le pays s’est retrouvé confronté à une épidémie d’overdoses fatales, Purdue a admis avoir menti sur les propriétés addictives de son produit au cours d’un procès qui se soldera par une amende de 634,5 millions de dollars. Personne n’ira cependant en prison.

Douze ans plus tard, Kapoor fait face à des enjeux nettement plus élevés. Il est vrai que l’abus d’analgésiques à base d’opioïdes a encore gagné en ampleur. L’épidémie a, selon les autorités américaines, a coûté la vie à près de 400 000 Américains entre 1999 et 2017. Chaque année, des dizaines de milliers de personnes en meurent. Le président Trump a même déclaré en 2017, précisément le jour où Kapoor a été arrêté, qu’il s’agissait d’une crise sanitaire nationale. De quoi significativement changer l’ambiance. S’il est reconnu coupable de racket en bande organisée, il pourrait encourir une peine allant jusqu’à 20 ans de prison.

Insys est aujourd’hui toujours en activité, mais se concentre sur le développement de cannabinoïdes synthétiques. L’entreprise a connu une  » transformation significative  » depuis l’arrivée d’une nouvelle équipe de direction en 2017, a déclaré la porte-parole Jackie Marcus. Seule une « équipe de taille modeste » commercialise encore le Subsys, dit-elle.

Et en Belgique ?

Dans notre pays, 80 000 patients utilisent l’analgésique opioïde Oxycodone. Si un patient est étroitement surveillé par un médecin, qui le supervise bien et limite l’utilisation de cet analgésique dans le temps, cela peut temporairement aider un patient cancéreux peut-on lire dans De Standaard. Il est exceptionnel que des analgésiques à base d’opioïdes soient prescrits à des patients non cancéreux. L’UE compte 1,3 million d’usagers d’opioïdes à haut risque sur une population de quelque 511 millions d’Européens. Alors qu’aux USA on estime que cela s’élève à 5 millions pour 323 millions d’habitants.

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