© iStock

Pourquoi c’est salutaire de devenir narcissique

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Dans Sauvez votre peau ! Devenez narcissique, le philosophe et spécialiste de la méditation Fabrice Midal réhabilite l’amour de soi qui, loin d’être une pathologie honteuse, se révèle salutaire. Explications.

« Moi, je suis une femme d’Etat avant d’être une femme de parti.  » Joëlle Milquet a la modestie rare. Son travers est évidemment partagé par nombre de ses collègues politiques, persuadés d’être appelés comme elle à sauver leurs contemporains du marasme. Yvan Mayeur, par exemple, n’imaginait pas un autre diriger la Ville de Bruxelles :  » La question que je me suis posée, c’est : y en a-t-il un meilleur que moi dans mon camp pour le mayorat ? Je n’en voyais pas…  » Et Guy Spitaels qui, un soir de 1991, alors qu’il était président du PS, organise une immense réception à l’Autoworld, au Cinquantenaire. Trônant en haut de l’escalier, il se fait annoncer, un par un, les titres et qualités de chacun de ses convives. L’homme avait fait fort : la disposition des lieux faisait que les invités – soit la Wallonie entière – lui serrent la main alors qu’ils étaient toujours sur la marche précédant la sienne… Ne voilà-t-il pas encore un narcissique ?

Etre narcissique, c’est se rencontrer, se respecter, s’écouter

Ils ne sont pas les seuls. Ni les premiers. Longtemps, le narcissisme était réservé à une élite. Il a connu des temps glorieux et eut de flamboyants spécimens – Alexandre le Grand, Napoléon, Cléopâtre ou Louis XIV. Eux seuls pouvaient commander des portraits, se faire tailler des statues ou louer des poètes chantant leurs louanges. Depuis, le narcissisme prospérerait, en même temps que l’amour de soi s’est démocratisé : deux milliards d’individus aiment se contempler sur Facebook, à la recherche de likes, 300 millions s’écoutent parler sur Twitter et, chaque seconde, 1 076 selfies sont pris sur la planète. A tel point que les experts s’alarment, avec des avis très partagés.  » Nous sommes passés à une phase d’industrialisation de l’ego « , avance le docteur Laurent Schmitt, dans Le Bal des ego (Odile Jacob, 2014), confirmant ce que l’historien et sociologue américain Christopher Lasch annonçait dès 1979 dans un essai, La Culture du narcissisme (Flammarion). Ce penseur de la gauche antilibérale décrit ainsi  » l’invasion de la société par le moi  » :  » Partout triomphent le sauve-qui-peut individuel, le refus des responsabilités collectives, le faux-semblant, le culte de l’apparence, bref, le narcissisme, élevé à la hauteur d’une institution. La contemplation – complaisante et morbide – a remplacé l’action.  »

Kim Kardashian, l'icône la plus rentable de la téléréalité,
Kim Kardashian, l’icône la plus rentable de la téléréalité,  » s’aime si peu « .© Denise Truscello/Getty Images

Les chercheurs américains Jean Twenge et Keith Campbell, qui y ont consacré un ouvrage en 2009, ont noté, eux aussi, une  » épidémie de narcissisme « , assurant que chez les adolescents postmodernes  » les traits de personnalité narcissique ont augmenté tout aussi rapidement que l’obésité « . La formule  » pervers narcissique  » – dont la reconnaissance n’est pas unanime au sein des professionnels de la psychiatrie – engendre, elle, une littérature abondante.  » La pensée dominante nous assène que le mal dont souffre notre monde est l’individualisme, l’égoïsme et, injure suprême, le narcissisme « , souligne Fabrice Midal, pionnier de la psychologie positive dans Sauvez votre peau ! Devenez narcissique (1).  » J’ai regardé pourtant autour de moi et je n’ai pas vu des personnes narcissiques. Au contraire, j’ai vu des enfants, des adolescents, des adultes qui manquent de bienveillance envers eux-mêmes, qui se sacrifient, qui s’auto-exploitent, parfois jusqu’au burnout. L’autoexploitation est peut-être la maladie de notre temps. Nous sommes loin du narcissisme !  »

Avec ses blazers de couleur vive, ses lunettes rondes en écaille et son crâne nu de moine tibétain, Fabrice Midal n’hésite pas à parler beaucoup de lui pour déculpabiliser son lecteur. Cet ancien  » vilain petit canard  » confie ainsi comment, cancre, maladroit et objet de réprimandes et de moqueries, il a cessé de se détester pour accepter ses singularités. Tout cela raconté à la première personne, parce que  » « je » nous force à être vrais, à nous mettre à nu « .  » Parler de soi, dire « je » n’est pas une faute « , clame l’auteur. Un  » je  » qui, selon lui, demeure trop rare, notamment en politique. Une carence qui explique le déficit politique et la crise sociale, l’abstention record aux scrutins, le manque d’envie et d’enthousiasme. James Pennebaker, pionnier de la recherche sur l’utilisation des pronoms dans le langage, est arrivé à une conclusion similaire à la suite de travaux académiques. Il a analysé les propos de dizaines de milliers de discours, de tous ordres. Pour en déduire qu’une personne qui ment à tendance à employer le pronom  » nous  » ou à faire des phrases sans jamais dire  » je « , par exemple.

Réhabilitation

Guy Spitaels, président du PS de 1981 à 1992. Encore un narcissique ? Il partageait son
Guy Spitaels, président du PS de 1981 à 1992. Encore un narcissique ? Il partageait son  » travers  » avec nombre de ses collègues politiques.© paul versele/photo news

Pour Fabrice Midal, c’est un terrible malentendu qui a abouti à la diabolisation de Narcisse. Le philosophe en a fait l’expérience quand il décide de revenir aux sources du mythe. C’était il y a quelques années, dans le métro. Il entend une mère, visiblement excédée, lâcher à son fils :  » Mais arrête d’être narcissique !  »  » Le gamin a baissé la tête, comme pris en faute.  » Cette phrase l’a tant frappé que d’un seul coup, il entreprend cette quête de compréhension : pourquoi en parle-t-on si durement ? La réponse exige qu’il aille à rebours dans l’histoire, qu’on sache ce qu’était le concept en Grèce, au siècle des Lumières, dans la modernité, chez Socrate, Jésus, Ovide, Thomas d’Aquin, Montaigne, Rousseau, Valéry, Freud ou Lou Andreas-Salomé, pour saisir ses métamorphoses et ce qu’il est aujourd’hui.

Le jeune et beau Narcisse ne serait pas mort de s’être trop aimé.  » Comme tout le monde, j’ai longtemps cru qu’il était l’être qui s’aimait trop. Or, c’est tout l’inverse.  » Le jeune éphèbe ne se connaît pas et s’éprend d’une image qui, justement, n’est pas lui. Ebloui par son reflet, Narcisse passe à côté de lui, de sa richesse, de sa profondeur.

Par la suite, dès le ive siècle, la tradition judéo-chrétienne nous apprend que l’amour que l’on se donne à soi est autant d’amour que l’on retranche à Dieu.  » Comme si l’amour était une part de gâteau : en s’aimant, on aimerait moins les autres « , déclare au Vif/L’Express Fabrice Midal. Plus tard, la psychanalyse définit le narcissisme comme un fondement de notre identité. Freud en fait ainsi un stade de développement essentiel qui permet de structurer sa personnalité et sa sexualité, son autonomie et sa confiance en soi. Mais il s’agit d’un stade infantile, immature, qu’il faut nécessairement dépasser. Depuis, Narcisse fut (et reste) systématiquement accablé.

Fabrice Midal, ancien
Fabrice Midal, ancien « vilain petit canard », raconte comment il a cessé de se détester.© Gilles Bassignac/Divergence pour Flamarion

 » Ça suffit d’entendre répéter, du matin au soir, que nous sommes trop narcissiques, que se tourner vers soi est une faute, qu’il existe une dichotomie entre soit moi, soit les autres.  » Selon le philosophe, cette idéologie est confortée par la dictature de la performance qui prévaut dans nos sociétés. La douleur serait la condition de la réussite et rien ne va jamais parfaitement, puisqu’il est toujours possible, pensons-nous, de faire toujours plus, toujours mieux, tout le temps, de n’en faire jamais assez, de se sacrifier davantage : tout cela aurait produit un collectif de plus en plus déshumanisé et déshumanisant.

Voilà des  » bêtises  » contre lesquelles il faut  » se révolter « , s’insurge l’auteur, suivant en cela Lou Andreas-Salomé. Au début du xxe siècle, la psychanalyste, confidente de trois génies (Nietzsche, Rilke, Freud), publie un livre scandaleux,  » quasi révolutionnaire, mais passé inaperçu, sans doute victime de la misogynie « . Dans Le Narcissisme comme double direction, Lou Andreas-Salomé se livre en effet à un plaidoyer en faveur de l’amour de soi, dont elle fait la condition de la paix intérieure, de l’ouverture à l’autre, de l’acte artistique et du dépassement de soi.

Pour Fabrice Midal, il est donc grand temps de réhabiliter Narcisse . Il faut croire en soi, en ses capacités, se pardonner d’être imparfait, s’emparer de ses singularités, prendre soin de soi, ne pas se sacrifier, mais aider l’autre parce que ça nous fait du bien. Il est même conseillé de se reconnaître génial, le droit de s’aimer.  » Etre narcissique, c’est répondre à la violence de notre temps dans lequel nous n’avons pas le droit de se rencontrer, de se respecter, de s’écouter et où nous sommes poussés à bout.  »

Oui, mais pourquoi avons-nous l’impression de voir des mégalos partout ? Ne risque-t-on pas de nous transformer en narcissiques décomplexés, tant notre époque numérique favoriserait leur éclosion ? Les ados, Cristiano Ronaldo, Donald Trump, Paris Hilton, qui a publié sa biographie à 23 ans. Ou Kim Kardashian, l’icône la plus rentable de la téléréalité…  » Ce mot, à force d’être employé à tout bout de champ, ajoute à la confusion. Kim Kardashian doit sans cesse se corriger, se retoucher pour correspondre à un idéal qu’elle se fabrique. Etre narcissique, ce n’est pas cela. C’est s’aimer profondément et prendre des risques d’être soi, sans se soumettre aux diktats « , affirme Fabrice Midal.

D’autres critiques, comme lui, invitent à repenser le narcissisme. Dans Rethinking Narcissism (2015), Craig Malkin met l’accent sur un  » narcissisme sain « , qu’il définit comme le besoin de se sentir spécial, de se sentir au-dessus de la moyenne. Il rappelle que nombre d’études montrent que les narcissiques sont plus heureux, plus sociables, plus optimistes et plus solides face à l’échec. Ils portent aussi sur eux-mêmes un regard plus tendre et généreux. On décrit la génération Y (celle née après 1980) comme la génération la plus narcissique de tous les temps ? Elle est aussi la plus tolérante et la plus ouverte sur le monde, nuance Craig Malkin. Elle est encore la We Generation, réinventant l’idée du collectif et collaborant dans les nouveaux espaces de travail partagés.

La grenouille Trump

Sauvez votre peau ! Devenez narcissique, Flammarion, 180 p.
Sauvez votre peau ! Devenez narcissique, Flammarion, 180 p.

Difficile, en tout cas, de nier la puissance de ce sentiment. Rousseau disait qu’il enfle lorsqu’il penche du côté de la vanité et du mépris, et se dégonfle lorsqu’il touche la honte et l’envie. Autrement dit, trop peu de narcissisme et vous vivrez dans le dénigrement constant de vous-même et dans l’amertume de demeurer dans l’ombre des autres. Trop de narcissisme et vous vivrez dans une image fantasmée de vous-même, gommant tous vos défauts.

Le modèle le plus abouti du narcissisme selon le  » DMS « , la bible des psychiatres, pourrait être le président américain : un  » narcissique malveillant « , manipulateur, tyrannique, sans empathie et affichant un mépris total pour les autres. Mais, selon Fabrice Midal,  » Trump, comme la grenouille de la fable, se déteste. Il se veut toujours plus grand, plus riche, plus puissant, plus séduisant. Par miracle, il a réussi à devenir un boeuf, mais l’armure qu’il s’est forgée continue de le dissimuler à lui-même. Il ne sait pas qu’il est désormais boeuf. Il aspire toujours à le devenir.  » Le philosophe le classe dans la catégorie des personnages vaniteux. Des individus qui ne se sont jamais rencontrés, par crainte de découvrir leurs imperfections. De ce fait, ils n’ont pas rencontré, non plus, leurs qualités.

Cet exemple est l’un des rares cas de narcissisme pathologique. Et incurable. En revanche, il existe donc des porteurs sains – parmi lesquels l’auteur range les Belges. Ils sont dans une relation apaisée avec eux-mêmes, sans regarder sans cesse les horloges du temps qui passe et les miroirs. Ils enrichissent leurs liens affectifs, travaillent pour être efficaces, éprouvent du plaisir à la tâche et pas seulement pour ramener des médailles. Enfin, ils se préoccupent autant de leur corps que de leur âme. Fabrice Midal n’hésite pas à affirmer que Narcisse lui a sauvé la vie.  » A un moment de ma vie, je me suis sacrifié pour un proche qui était en grande souffrance et j’ai failli en mourir. J’avais mis ma vie en sourdine pour être à ses côtés. Je me sacrifiais, mais je m’en voulais de ne pas en faire assez. J’ai été sauvé par un psy qui avait eu une seule phrase pour moi : « Sauvez votre peau. » Il l’avait prononcée avec une telle gravité qu’elle m’avait arrêté. Je me suis autorisé à poser des limites et à dire non. En étant narcissique, je m’étais sauvé en même temps que je lui rendais sa dignité. « 

Extraits

Donald Trump

 » […] Contrairement à ce que nous croyons, Donald Trump ne s’aime pas ; il est dans une inquiétude constante, dans un doute profond quant à sa propre identité. Il s’est forgé une image extérieure dont il a une vision grandiose, une armure qu’il doit en permanence consolider afin d’éviter de se voir, de se toucher, dont il a viscéralement besoin pour se protéger de son moi qu’il ignore et qui donc l’effraie.

Totalement coupé de lui-même, il ne peut pas se trouver génial – même s’il répète  » je suis génial  » en un leitmotiv qui est chez lui dépourvu de fondement, dénué de sens. Il ne peut même pas avoir confiance en ce moi qu’il ne connaît pas. Ce qu’il ne peut se donner, il le cherche chez les autres : il est en quête permanente d’approbation, a un besoin infini de reconnaissance. Il est avide de la confirmation de son statut par les foules, du regard porté sur lui par tous ceux qui ne sont pas lui. D’où ses tweets compulsifs, rageurs et diffamants à l’encontre des journalistes, des médias et de quiconque écornerait son armure, instillerait la moindre fêlure dans sa fragile carapace. Jusqu’au plus dérisoire : devenu président de la première puissance mondiale, Donald Trump a pourtant besoin d’exprimer son mépris pour les performances d’Arnold Schwarzenegger qui lui a succédé dans la présentation d’une émission de téléréalité, The Apprentice.  » Dites-moi que je suis le meilleur « , répète-t-il, pathétique. En réalité, Donald Trump souffre d’une cruelle déficience de narcissisme. « 

Kim Kardashian et Paris Hilton

 » Reconnaître que l’on prend plaisir à s’occuper de soi reste pourtant considéré comme le summum de la vanité. L’activisme de certaines icônes contemporaines sur les réseaux sociaux rajoute à la confusion. Quand Kim Kardashian poste chaque jour des selfies grotesques sur Instagram, quand Paris Hilton clame : « Il n’y a personne comme moi dans le monde. Chaque décennie a une icône blonde, il y a eu Marilyn Monroe, puis la princesse Diana, et maintenant c’est moi », nous décrions leur narcissisme, leur amour de soi qui les centre exclusivement sur soi.

Or, Kim Kardashian ou Paris Hilton ne sont en rien narcissiques : au contraire, elles ne s’aiment pas. Elles s’aiment si peu, elles se font si peu confiance qu’elles n’osent pas se montrer : elles dissimulent leurs photos sous les retouches de programmes informatiques, gomment leurs aspérités et inondent les réseaux d’images d’elles-mêmes qui ne correspondent plus en rien à la réalité. Elles se fabriquent un idéal auquel elles tentent désespérément de correspondre, parce qu’elles ne se sont jamais rencontrées. Elles ne font pas confiance à ce qu’elles sont, parce qu’elles ne savent pas ce qu’elles sont. « 

L’abbé Pierre et mère Teresa

 » Du mot « engagement », nous avons appris à ne retenir que l’idée de sacrifice. Grossière erreur ! L’enseignant, le menuisier, le fonctionnaire, le patron qui s’engagent pleinement dans leur tâche ne sont pas portés par l’idée de sacrifice, mais d’accomplissement de soi, de bonheur et de plénitude dans leur engagement. […] L’abbé Pierre, mère Teresa seraient tombés à la renverse si on les avait qualifiés de narcissiques, et pourtant ils l’étaient. Tous ceux qui aspirent à oeuvrer pour un monde meilleur, y compris dans les plus infimes tâches du quotidien, se sont aimés. Profondément. Ils sont prêts à prendre des risques, ils s’aiment suffisamment pour assumer leur confiance en eux plutôt que de se soumettre aux diktats. Ils se rencontrent et ont la force de sortir de l’ignorance et de dire non. « 

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire