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Faut-il encore opérer les enfants nés intersexes ?

Stagiaire Le Vif

Fin janvier, l’ONU a réprimandé la Belgique sur l’opération des bébés intersexes, qui consiste à féminiser ou masculiniser leurs parties génitales. Souvent irréversible, la pratique est jugée inutile et dangereuse par les associations militantes, qui conseillent d’attendre que l’enfant puisse décider par lui-même. Pourtant, ces chirurgies de  » normalisation  » sont encore largement pratiquées et remboursées.

« C’est une fille ou un garçon ? » Parfois, la réponse à cette question n’est pas évidente : c’est le cas pour les personnes intersexes. Elles représenteraient entre 0,2 et 1,7 % de la population mondiale. Les intersexes présentent simultanément des caractéristiques physiques désignées comme mâles et femelles, au niveau génital, gonadique (les ovaires et testicules), chromosomique et/ou hormonal (voir encadré). Or, il est aujourd’hui courant dans les pays développés d’opérer ces enfants dès le berceau, et/ou de les soumettre à un traitement afin qu’ils ressemblent davantage à un « garçon » ou une « fille ».

C’est ce qu’a reproché le comité de la Convention relative aux droits de l’enfant à l’état belge lors de sa 80e session à Genève, le 1er février. Cet organe de l’ONU classe cette pratique comme « nuisible ». Elle est qualifiée de mutilation génitale au même titre que l’excision notamment, puisqu’elle n’a bien souvent pas d’utilité médicale et se fait sans le consentement de la personne. « Il n’y a que deux situations où l’opération est vitale : la perte de sels et l’absence d’orifice urinaire. Tous les autres actes chirurgicaux pratiqués à la naissance sont purement cosmétiques, les enfants étant en bonne santé« , souligne Thierry Bosman, créateur d’Intersex Belgium, co-rapporteur auprès de l’ONU pour l’ONG StopIGM et lui-même intersexe. « Longtemps, on a même retiré préventivement les gonades pour éviter qu’elles développent un cancer.  » Ce qui, d’après les études, arrive dans près de 30 % de certains cas. « C’est comme si, puisque vous avez une chance sur trois de développer un cancer du sein, on vous l’enlève« , s’insurge le co-rapporteur.

Les formes d’intersexuation

Il existe une cinquantaine de formes d’intersexuation, dues aux multiples combinaisons possibles des caractères sexuels : clitoris et pénis très ou peu développés, apparence externe masculine et présence d’utérus, chromosomes XY et apparence féminine… L’intersexuation peut donc être découverte in utero par des tests hormonaux, ou à la naissance par l’examen des organes génitaux. Parfois même bien plus tard, au moment de la puberté et du développement (ou non) des caractères sexuels secondaires : mue, naissance des seins, des muscles et de la pilosité, menstruations, répartition des graisses, etc. Ce fut le cas pour la mannequin belge Hanne Gaby Odiele qui revendique son intersexuation, découverte à l’adolescence par l’absence de règles.

Un risque de « séquelles opératoires à vie »

En Belgique, depuis 2007, le délai d’inscription du sexe à l’état civil est de trois mois. Depuis 2018, il est aussi autorisé de changer de sexe, même mineur. Il n’y a donc ni urgence légale ni médicale à attribuer définitivement un sexe à un enfant. Le seul problème est bien social ; on craint qu’il soit psychologiquement perturbé par sa différence et stigmatisé. Pourtant, la « correction » peut être lourde de conséquences. Dans une interview donnée à l’Obs, le porte-parole de l’OII Vincent Guillot rapporte : « Nous sommes nombreux à avoir des séquelles opératoires à vie, comme des infections urinaires récurrentes, des douleurs, et nombreux sont ceux qui ont perdu toute possibilité d’éprouver du plaisir ou, pire encore, souffrent lors des rapports sexuels. Lorsque nous ne sommes pas mutilés, nous avons toutes nos capacités érogènes et donc une sexualité épanouie.  » Sans compter qu’il n’est pas rare que les intersexes subissent une dizaine d’opérations par la suite ou un traitement hormonal à vie.

Les parents sont-ils conscients de tout cela avant de donner le feu vert ? Non, d’après Thierry Bosman. « L’intersexuation est si invisibilisée dans notre société que beaucoup la découvrent sur le tas, et ne savent pas comment réagir.  » Les parents s’en remettent alors consciemment ou non à l’équipe médicale (comme le montre cette étude), qui peut être plus ou moins prompte à opérer selon les établissements. Martine Cools, endocrinologue pédiatrique à l’hôpital universitaire de Gand, assure cependant que « les pratiques ont énormément évolué ces vingt dernières années. Habituellement, la première demande « à chaud » des parents est de procéder à une chirurgie génitale pour leur bébé dès que possible. Nous leur apportons donc une aide psychologique en expliquant que nous déconseillons de prendre ces décisions irréversibles à un stade précoce, car elles sont très chargées émotionnellement. »

L’endocrinologue pointe cependant le défi que représente l’accompagnement de la famille dans ses questionnements. « Que dire aux parents de ce petit bébé qui a un pénis et un scrotum, et a donc l’apparence d’être un garçon, mais qui intérieurement porte des ovaires et un utérus ? Comment élever cet enfant en tant que fille, en étant confronté chaque jour à l’aspect masculin du génital en changeant la couche ? En sachant qu’elle devra enlever sa jupe pour les cours de natation ? Ou comment l’élever en tant que garçon, sachant qu’à 10 ans il développera des seins ? Et qu’il ne produira jamais du sperme mais aurait pu procréer puisqu’il avait des ovaires fonctionnels ? » Pour elle, le problème est « mille fois plus complexe qu’un débat autour de chirurgie génitale. En opérant, on fait des choses irréversibles, mais en n’opérant pas, on touche au développement de l’enfant et au lien parents-enfant, ce qui est tout aussi irréversible. »

Deux conceptions divergentes

Les mondes associatif et médical s’opposent sur plusieurs points au sujet de l’intersexuation. Tout d’abord, ils ne reconnaissent pas les mêmes définitions. Pour les premiers, il s’agit simplement de l’ensemble des variations sexuelles naturelles plus ou moins visibles, quand les seconds se réfèrent à une liste de cas pathologisés bien précis. Ceux-ci sont appelés DDS (désordre/différence du développement sexuel) dans le langage médical, terme qui débouche sur des soins à apporter. Ces deux visions divergentes entrainent fatalement un fossé entre les différents décomptes, d’où la difficulté d’obtenir le nombre exact de personnes concernées.

« La société est prête »

Martine Cools reconnait cependant qu’il est impossible de savoir si ces attentions sont systématiques partout en Belgique. Selon elle, il n’y a pas de compilation officielle de toutes les interventions, et un véritable manque d’investissement dans l’accompagnement. « Je passe généralement 2 à 3 heures avec les parents en cas de nouveau diagnostic, parfois plus. La rétribution reste celle d’une consultation pédiatrique, soit 36 €, la même que pour une vaccination qui prend 10 minutes. Le soutien psychologique n’est même pas remboursé du tout. Par contre, la chirurgie est très bien payée et remboursée, ce qui est un vrai paradoxe ! » Dans un tel contexte, il est facile d’imaginer un médecin orienter plus ou moins consciemment la famille vers l’opération. « Le pire, c’est qu’en cas de problème, ce sont les parents qui sont responsabilisés, ajoute Thierry Bosman. Ils se sentent alors coupables et l’enfant peut leur en vouloir d’avoir fait ce choix pour lui. Cela crée de vrais drames familiaux.« 

Vaut-il alors mieux ne toucher à rien, et attendre que l’enfant décide lui-même s’il désire changer ? C’est en tout cas ce que réclament les associations intersexes, prenant en exemple la législation de Malte qui interdit toute chirurgie non consentie par l’enfant depuis 2015. Une proposition à laquelle n’adhère pas Martine Cools. « Une simple interdiction risque d’amener beaucoup de couples vers un avortement en cas de diagnostic anténatal. D’autres emmèneront leur enfant à l’étranger, où il n’y a aucune garantie de qualité des opérations. Les personnes qui veulent des soins médicaux ne devraient pas se voir refuser des soins parce que d’autres sont contre la « médicalisation », parfois parce qu’elles ont elles-mêmes eu une mauvaise expérience. Et ceux qui pensent qu’il s’agit de variations naturelles qui contribuent à l’individualité ne devraient pas non plus se voir imposer des soins médicaux qu’ils ne jugent pas nécessaires ou utiles. » À l’issue de la session à Genève, la délégation nationale a reconnu qu’il n’existait pas dans le droit belge « d’interdiction légale des interventions médicales non vitales sur des enfants intersexués ». Un fait qui, Thierry Bosman l’espère, changera bientôt. « La société, et surtout les jeunes d’aujourd’hui qui sont les parents de demain, est prête à l’accepter. »

Comment élever un enfant intersexe ?

Dans leur brochure destinée aux parents, les associations Iglyo, OII Europe et EPA recommandent de l’en informer, avec des mots adaptés à son âge. Également, elles conseillent aux parents d’avertir les autres adultes encadrants, afin de garantir que l’enfant « pourra parler de son intersexuation avec les autres », surtout petit. Quant à l’éducation genrée, elles proposent de l’élever « comme un garçon ou une fille, puisque c’est comme cela que nos sociétés sont actuellement structurées ». Tout en gardant à l’esprit qu’il faudra peut-être s’adapter ensuite, quand il ou elle développera sa propre identité. L’équipe de l’hôpital de Gant se joint à ces recommandations.

Juliette Chable

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