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Eskétamine, la drogue qui devient médicament

Muriel Lefevre

La société pharmaceutique Johnson & Johnson a obtenu le feu vert aux États-Unis pour vendre l’eskétamine – une cousine chimique de la drogue Special K – pour soigner la dépression et les pensées suicidaires. Quand un trip se fait sur ordonnance, c’est le jackpot assuré.

Trente ans après le prozac, l’eskétamine est considérée comme la plus grande innovation dans le monde psychiatrique pour combattre la dépression sévère et les tendances suicidaires. La Food and Drug Administration (FDA), l’organisme américain de surveillance des médicaments, serait sur le point de permettre à Johnson & Johnson de commercialiser aux États-Unis son nouveau médicament à base d’eskétamine, le Spravato. L’agence américaine du médicament (FDA) a donné son feu vert mardi à la vente de cette molécule. Janssen a également déposé une demande de mise sur le marché auprès de l’Agence européenne des médicaments en octobre 2018.

Le Spravato sera vendu sous forme de spray nasal et sera destiné aux gens dépressifs ou ayant des idées suicidaires. Il ne sera autorisé que pour les personnes atteintes d’une dépression majeure qui ont essayé au moins deux autres antidépresseurs sans succès. Le médicament doit être administré toutes les quelques semaines et en présence d’un médecin pour prévenir les abus et aider le patient en cas d’effets hallucinogènes.

Un dérivé de la kétamine

Eskétamine est en réalité un dérivé de la kétamine, une substance qui a fait les beaux jours des fêtes plus ou moins underground de la fin du siècle dernier. C’est un psychotrope hallucinogène. Connu sous les appellations « Spécial K », « Ket », « Ketty » ou « Keta », le chlorhydrate de kétamine, de son vrai nom, a été synthétisé pour la première fois en 1962. La kétamine est également connue dans le monde médical comme analgésique pour les soldats ou comme anesthésique pour les opérations d’urgence et les vétérinaires. Comme il bloque les récepteurs NMDA responsables de la transmission de la douleur, il a un effet anesthésique rapide.

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Dès la fin des années 70, la kétamine a été détournée de son usage médical pour faire son apparition dans les premières discothèques gay de New York et sur les campus d’Universités. Depuis environ 20 ans, on observe un usage détourné de la kétamine beaucoup plus important en Europe. C’est surtout dans le cadre des free party, les festivals d’été et les sex clubs que la kétamine est présente.

« À « petites doses », ces effets sont un sentiment d’apaisement, d’euphorie, de flottement, voire d’une impression de rêve éveillé. Elle peut aussi avoir un effet stimulant qui provient de la disparition de symptômes physiques de fatigue. La kétamine a également des effets hallucinogènes et induit des distorsions sensorielles que ce soit au niveau de la vision (couleur, espace), de l’ouïe, du temps et du mouvement », peut-on lire sur info-drogues. « À « fortes doses » elle entraîne la perte de la sensation physique de son propre corps, soit un « état dissociatif » qui détache de la réalité extérieure. Il existe aussi le risque d’un « K-Hole », soit une perte d’identité et du contact à la réalité et des visions souvent effrayantes. »

Quel potentiel thérapeutique pour les substances hallucinogènes, qui rappelons-le, sont illicites ?

Peut-on soigner avec des drogues? Cette piste connaît un regain spectaculaire d’intérêt aux États-Unis. Ils sont de plus en plus nombreux à explorer le pouvoir des substances psychédéliques et les bienfaits des expériences sous substances. Par exemple: le LSD pourrait-il apaiser la peur des mourants ? L’ecstasy est-elle utile pour combattre le stress post-traumatique ? Ou encore la psilocybine, la principale molécule active des champignons hallucinogènes est-elle capable de soigner les dépendances comme l’alcoolisme ? Et la kétamine est-elle effectivement efficace pour adoucir des dépressions résistantes ?

Autant de questions restées longtemps taboues auprès des psychiatres, mais qui ne sont pourtant pas neuves. « Dans les années 1950 et 1960, le gouvernement fédéral dépense 4 millions de dollars pour financer 116 études sur ses vertus thérapeutiques du LSD (acide lysergique diéthylamide), sans compter celles, toujours classées secret-défense, sur son potentiel d’arme chimique » peut-on lire dans Le Monde.

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Cette substance synthétisée, par hasard, par le chimiste suisse Albert Hoffman au début des années 1940 appartient à la même famille que la psilocybine. Elle est durant trente décennies légale et largement disponible. On utilise les hallucinogènes pour des analyses et on les teste sur des dépressifs, des obsessionnels, des autistes, des schizophrènes ou encore des mourants. Mais aussi sur des alcooliques avec des résultats prometteurs. « Une seule dose, et ils étaient sobres pendant des mois », précise encore Le Monde dans son enquête sur le sujet.

Mais les excès vont mettre fin à ce domaine de recherches riche en promesses. En 1970, sous Nixon, on met tous les psychotropes à l’index. On vote le Controlled Substances Act qui inscrit tous les hallucinogènes au tableau des psychotropes « sans valeur thérapeutique » et « présentant un risque grave pour la santé publique ». Une loi qui sera reprise par la convention internationale sur les stupéfiants de l’ONU en 1971.

Malgré les interdits, la recherche vivote discrètement

David Nichols est l’un des meilleurs experts mondiaux de la chimie des hallucinogènes. Malgré l’interdiction, il continue au fil des décennies à les étudier dans sa chaire de pharmacologie de l’université de Purdue, dans l’Indiana. « Au début des années 1990, j’ai appelé des amis et on a décidé de lever des fonds. Ma position dans une université conservatrice du Midwest donnait à la cause une certaine légitimité », peut-on lire dans Le Monde. Ils frappent aux portes des nouveaux magnats de la Silicon Valley. Après quelques échecs, Bob Wallace, un employé historique de Microsoft, s’engage à leur verser 100 000 dollars par an ce qui leur permet de fonder l’institut de recherche Heffter en 1993. Ce dernier dispose d’un budget annuel de 1,5 million de dollars par an. Avec la fondation MAPS, ils financent aujourd’hui la quasi-totalité de la recherche mondiale sur les hallucinogènes.

Aujourd’hui encore, personne ne parvient à expliquer pourquoi les « trips » ont des effets durables. Une des pistes est que ces expériences spirituelles soient correctrices. Que comme un traumatisme elles aient le pouvoir de modifier l’humeur, les représentations, et même le cerveau. Une expérience si intense qu’elle aurait le pouvoir de nous changer en une meilleure version de nous-mêmes.

En 2016, la psychiatre Julie Holland disait que les essais thérapeutiques étaient condamnés à dépendre de la philanthropie. « Jamais les « big pharmas » n’investiront un centime. Non seulement ces molécules sont dans le domaine public, mais elles sont efficaces en une seule prise. L’industrie pharmaceutique ne croit qu’à la dose quotidienne. C’est une menace pour son modèle. »

A l’exception notable de Johnson & Johnson qui semble tout de même avoir vu un intérêt dans la kétamine. Depuis les années 2000, des études ont démontré que la substance éliminait les symptômes dépressifs quelques heures à peine après son ingestion, contrairement aux médicaments traditionnels qui n’ont d’effet qu’après quelques semaines. Depuis une décennie, J&J s’est engouffré dans la brèche sous la direction du psychiatre Husseini Manji. Ce pharmacien s’est lancé dans une étude à grande échelle et a mis au point l’eskétamine qui, contrairement à la kétamine, peut être protégée par des brevets. Pas idiot quand on sait que le nouveau médicament peut potentiellement rapporter des centaines de millions de dollars par an.

Selon l’Organisation mondiale de la santé, quelque 300 millions de personnes dans le monde souffrent de dépression, une maladie qui limite grandement la capacité à mener une vie quotidienne normale mais dont la gravité est souvent sous-estimée ou confondue avec une déprime passagère. Les cas les plus graves peuvent mener au suicide, souligne l’agence onusienne.

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