© HOBERMAN/GETTY IMAGES

Quand la technologie vole au secours de la nature

Le Vif

Machine learning, blockchain, drones et même Twitter : de nouveaux outils scrutent aujourd’hui la savane et l’océan, la campagne et la jungle, filant un sacré coup de pouce à la protection de la vie sauvage. Inimaginable, il y a seulement dix ans. La nature sauvée par la technologie ? Presque.

Le capitaine campait sur ses positions. Non, il n’était pas allé dans l’aire protégée des îles Phoenix, confettis parmi les confettis de terre des Kiribati, l’un de ces pays qui comptent plus d’eau que de surfaces émergées, et qu’on place en hésitant sur le globe, sachant seulement qu’il se niche de l’autre côté, là où c’est tout bleu. Le capitaine, lui, a l’habitude d’y emmener son bateau tirer les poissons de l’océan Pacifique, mais pas dans cette zone sanctuaire d’Océanie, ça non, et, d’ailleurs, ces messieurs du gouvernement n’ont qu’à poursuivre sa société de pêche en justice s’ils y tiennent tant. Ces messieurs l’ont fait : l’amende s’élève à deux millions de dollars. Il a rapidement été contraint d’avouer, le capitaine. Les officiels kiribatiens égrenaient les preuves de sa pêche illégale. Leur botte secrète : Google. Plus précisément, l’outil créé par Google avec l’ONG Oceana et l’association SkyTruth, baptisé Global Fishing Watch. Une carte en ligne, interactive, retraçant depuis 2012 les déplacements en mer de plus de 300 000 navires, dont celui du capitaine, qui zigzague ici très nettement à l’intérieur d’un carré rouge – l’aire protégée des Phoenix.

Twitter titille désormais la curiosité de certains écologues.

Une prouesse impossible il y a cinq ans, se targuait Google lors du lancement de Global Fishing Watch, en 2016. Non seulement parce que les satellites démarraient alors tout juste la détection des bateaux ; l’intelligence artificielle de Google n’avait pas encore prouvé de quoi elle était capable. Entre autres : sauver les poissons. Comment ça marche, en accéléré : aujourd’hui, beaucoup de navires sont équipés d’un système de traçage, l’AIS, sorte de gps. Google récupère toutes ces données, et bien d’autres encore, un total de 60 millions d’informations quotidiennes – une masse impossible à gérer pour un pauvre Sapiens. Deuxième étape, l’identification : un chalutier qui traîne des filets de la taille d’un Boeing 747 ne donne pas le même tracé qu’un palangrier, par exemple. Les équipes de Google le font d’abord manuellement ; le machine learning prend ensuite le relais. De là, le réseau de neurones artificiels peut repérer les comportements suspects, des hommes en chair et en os revérifient derrière, et hop, des activistes du Costa Rica dévoilent des pêches louches autour des îles Cocos, l’industrie thonière du Mexique n’a soudain plus d’arguments bloquant la création d’une réserve marine, et l’Indonésie arrête à tour de bras ses écumeurs. Il a toujours été extrêmement difficile de voir ces violations de ses propres yeux, infimes gouttes au milieu de l’océan. Plus maintenant.

Un réseau neuronal artificiel a permis d'automatiser l'identification d'animaux sur 99,3 % des images prises par des caméras embusquées.
Un réseau neuronal artificiel a permis d’automatiser l’identification d’animaux sur 99,3 % des images prises par des caméras embusquées.© NOROUZZADEH ET AL. 2018. PNAS

25 000 dollars pour une tortue digitale

Tout le monde n’a pas la chance d’avoir un satellite à disposition, c’est certain. Beaucoup peuvent, en revanche, se payer un drone. Une aubaine pour les initiatives de conservation de la nature qui n’ont pas le portefeuille de Google : avec ce drôle d’oiseau, un terrain beaucoup plus large est étudié, en moins de temps, et avec une excellente qualité d’image. La surveillance des coraux, par exemple, ou les recherches sur les baleines, ont fait un fameux bon en avant : jadis, il fallait obligatoirement approcher son bateau du cétacé, s’harnacher une bouteille d’air sur le dos et prier pour que le mammifère de la taille d’un bus ne file pas en voyant débouler ce poisson saugrenu.

Surtout, ces images sont des données. Et le machine learning, encore lui, fait des merveilles lorsqu’il s’agit d’analyser les milliards de pixels ramenés du terrain, via drone ou via les plus classiques caméras embusquées. En Namibie, un algorithme mis au point par des scientifiques suisses a pu repérer avec précision rhinocéros et autres gnous de la Kuzikus Reserve, ce qui n’était franchement pas gagné, considérant que s’y croisent en moyenne vingt-neuf animaux au kilomètre carré. En Tanzanie, autres chercheurs, même succès : un réseau neuronal artificiel a progressivement appris à reconnaître quarante-huit espèces sur des photographies prises dans le parc du Serengeti. Plus encore : à identifier si ces jolis impalas dorment ou broutent, s’ils ont des petits, combien ils sont, tout en éliminant les images ne contenant aucun animal.  » Notre système peut automatiser l’identification sur 99,3 % des données avec la même précision que les équipes de volontaires humains « , écrivaient les auteurs dans leur étude publiée en avril dernier.  » Cela permet d’économiser plus de huit ans de travail.  »

Une tortue digitale mise aux enchères en utilisant la blockchain : un moyen comme un autre de lever des fonds pour la conservation des tortues.
Une tortue digitale mise aux enchères en utilisant la blockchain : un moyen comme un autre de lever des fonds pour la conservation des tortues.© DR/AXIOM ZEN

Non seulement ces avancées font gagner du temps aux actions de conservation, elles amènent aussi de l’argent. Parfois de manière tout à fait inattendue : vous voyez, la blockchain, cette technologie un peu obscure pour le commun des mortels, dont l’usage le plus connu est la circulation de cryptomonnaies, tel le bitcoin ? Une entreprise canadienne, Axiom Zen, l’a utilisée pour transférer non pas des devises, mais… des chats. Ces CryptoKitties, qui s’achètent et se revendent, sont bien sûr virtuels, mais avant tout, ils sont uniques, de petites oeuvres colorées à entasser sur son écran, le renouveau de Pokémon, en pire. Misant sur son succès (quinze millions de dollars drainés fin 2017), Axiom Zen et les associations Ocean Elders et Actai ont créé l’été dernier un félin collector aux allures de tortue, baptisé Honu. Leur idée : puisque rarissime, Honu verra ses enchères décoller. Un moyen audacieux (et efficace) de lever des fonds pour la protection des tortues marines des Caraïbes. Enchère gagnante : 25 000 dollars.

Dans certains cas, la technologie peut aussi desservir la vie sauvage : en géolocalisant une espèce
Dans certains cas, la technologie peut aussi desservir la vie sauvage : en géolocalisant une espèce  » chouchou « , le risque est que les touristes affluent… et que les braconniers suivent.© DAVID SILVERMAN/GETTY IMAGES

Tigres hackés

Et puis, il y a Twitter. Déjà utilisé pour surveiller les épidémies de grippe aux Etats-Unis, le réseau titille désormais la curiosité de certains écologues. Une équipe britannique a ainsi organisé une petite  » expédition Twitter  » pour dégoter les posts relatifs aux araignées aperçues dans les maisons, et voir si ceux-ci étaient représentatifs du cycle d’apparition naturel des aranéides. Résultat : ce data mining dévoilait des chiffres étonnement similaires à ceux enregistrés par les projets de sciences participatives. Mais la méthode reste incertaine (le hashtag #spider peut désigner un cake Spiderman, exit toutes les araignées vues par les non-Twittos). Certains qualifient le procédé de  » quick and dirty « .  » A chaque fois qu’une nouvelle technologie apparaît, tout le monde se jette dessus, sans même réfléchir aux questions auxquelles elle pourrait répondre « , soulignait déjà, en 2015, un professeur renommé de l’université du Montana, Mark Hebblewhite. Or, rappelle-t-il,  » toutes les technologies n’aident pas « .

L’histoire de l’ours noir est éloquente. Des biologistes ont équipé un ursidé d’un moniteur cardiaque et ont fait décoller un drone. A priori, le nounours s’en fichait comme de colin-tampon.  » Il l’a simplement regardé « , racontait l’Américaine Alicia Amerson dans un récent podcast du site Mongabay, qui publie des nouvelles sur les sciences de l’environnement. Les chercheurs ont ensuite récupéré le moniteur : le rythme cardiaque avait, lors du survol, augmenté de 400 % !  » C’est l’équivalent d’une crise cardiaque pour un être humain « , déplorait Alicia Amerson, elle-même biologiste marine et utilisatrice de drones, à l’initiative d’un guide de bonnes pratiques destiné aux pilotes en herbe.  » On n’a aucune idée de l’impact qu’ils ont sur les espèces. On ne sait pas.  »

Les trafiquants aussi utilisent les réseaux sociaux, pour échanger des astuces, localiser leurs prochaines victimes ou mettre en vente des reptiles rares, comme ici.
Les trafiquants aussi utilisent les réseaux sociaux, pour échanger des astuces, localiser leurs prochaines victimes ou mettre en vente des reptiles rares, comme ici.© DR

Il n’existe aucun standard dans l’usage scientifique des drones, de Twitter ou de Facebook. Des groupes de réflexion s’organisent, les débats sont nombreux, des concours sont même lancés : le 15 novembre aura lieu la remise du Grand Prix (20 000 dollars) du Con x Tech Prize, initiative visant à  » hacker l’extinction  » et financer les projets de  » conservation 3.0. « . Mais c’est une évolution qui prendra son temps, aussi parce que ces nouvelles technologies coûtent évidemment très cher aux scientifiques. Et parfois même, à la vie sauvage.

En 2013, des data de tigres marqués avaient été la cible de hackers en Inde, heureusement sans dommages. Dans le parc américain de Yellowstone, des loups étaient surveillés par les biologistes via un collier gps, mais également par des chasseurs, qui espionnaient les fréquences radio. Les canidés qui sortaient de la zone protégée étaient régulièrement abattus. Coïncidence ?

L'application Latest Sightings encourage les visiteurs du parc Kruger à partager en direct leurs rencontres avec les animaux. Au grand dam de la direction du parc.
L’application Latest Sightings encourage les visiteurs du parc Kruger à partager en direct leurs rencontres avec les animaux. Au grand dam de la direction du parc.© DR/LATEST SIGHTINGS

Face au déluge d’informations publiées en ligne, braconniers et collectionneurs véreux se frottent les mains. On s’échange ses trucs sur Facebook pour faire passer des reptiles à l’aéroport, les plateformes de sciences participatives deviennent outils de planification de sa prochaine traque. Celle d’eBird, sur laquelle des passionnés postent leurs observations d’oiseaux, a dû masquer la géolocalisation de 325 espèces à risque pour éviter qu’elles ne terminent dans des cages.

Ultime boîte de Pandore : l’appli Latest Sightings, qui permet aux touristes en safari dans le parc Kruger, en Afrique du Sud, de voir les animaux désirés grâce à une carte annotée en direct par d’autres visiteurs plus chanceux ( » Un léopard dans un arbre, à côté de la route ! « ,  » Lycaon qui dort « ). La direction du parc est dépitée : les vacanciers se ruent sur les bêtes, causant des bouchons aberrants en plein milieu de la brousse. Certains en heurtent parfois en chemin avec leur 4 4. Alors oui, on s’en doutait déjà un peu : l’intelligence artificielle, les 1 et les 0, le progrès, rien de tout ça ne pourra vraiment sauver la biodiversité, l’Amazonie et les gentils pandas. Pas sans nous.

Par Chloé Glad.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire