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« Les plateformes de dénonciation mènent à une société totalitaire »

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

L’Etat mise sur les guichets de signalement en ligne pour traquer les fraudeurs.  » Inacceptable, effarant « , dénonce Jean-Pascal Labille. Le secrétaire général de Solidaris, la mutualité socialiste, rappelle où peut mener l’incitation au soupçon permanent au nom d’une  » cause juste « .

Toubib, allocataire social, patron, chômeur, contribuable : plus personne n’est à l’abri d’un clic de souris qui relaie un soupçon d’indélicatesse ou un indice de tricherie aux dépens des finances publiques. L’Etat est en demande, encourage les citoyens à se manifester aux points de contact en ligne qu’il met gracieusement à leur disposition. Maggie de Block (Open VLD), ministre des Affaires sociales, participe à la mobilisation. Voici un an, elle a obtenu le concours des mutualités dans sa traque aux prestataires de soins fraudeurs. A l’exception de Solidaris, qui refuse catégoriquement  » de participer à ce régime de dénonciation « . Son patron, Jean- Pascal Labille, fait plus qu’assumer.

La mutualité, auxiliaire d’incitation à la dénonciation : pourquoi Solidaris a dit non ?

Parallèlement au  » point de contact fraude sociale  » ouvert au niveau fédéral, la ministre Maggie De Block a demandé aux mutualités de mettre en place un système similaire sur leur site Web. Inviter nos affiliés à rapporter des situations suspectes de manière non anonyme pour que nous en fassions rapport à l’Inami : il n’en est pas question chez Solidaris. Nous sommes en désaccord total avec ce genre de pratique.

Solidaris paraît bien seule dans ce front du refus…

Peut-être les autres mutuelles ont-elles davantage le doigt sur la couture du pantalon : c’est leur problème. Nous sommes conscients que notre refus de participer à ce régime de dénonciation aura un retour de flammes qui se traduira par une diminution des moyens financiers mis à notre disposition. On ne se fait aucune illusion à ce sujet. Désolé, mais les valeurs que défend Solidaris ont plus de prix que l’argent.

Ce refus, c’est une question de principe ?

Absolument. Ce qui est en train de se mettre en place dans notre société est inacceptable, effarant et d’une rare perversité : pousser ainsi les gens à participer à la traque aux fraudes au domicile ou à la cohabitation, faire participer des sociétés au contrôle de la consommation d’énergie des ménages. Ce système est en rupture totale avec les règles éthiques et morales les plus élémentaires d’une société. Nous ne sommes pas en 2019 mais en 1984, dans l’univers de l’écrivain George Orwell. Nous glissons vers une société totalitaire qui place l’allocataire social dans une situation de contrôlé permanent. On revient aux heures les plus sombres du siècle dernier : inutile, je crois, de vous faire un dessin.

© BENOIT DOPPAGNE/BELGAIMAGE

L’Etat montre donc le mauvais exemple ?

Ce ne sont pas les administrations qu’il faut mettre en cause. C’est le dernier gouvernement fédéral (NDLR : MR – N-VA – CD&V – Open VLD) qui a mis en place ces points de dénonciation à l’intention de citoyens zélés. C’est la suédoise qui a prôné une mise en concurrence permanente et malsaine, qui a monté les gens les uns contre les autres en misant sur la déloyauté : le bien-portant contre le malade, le travailleur contre le chômeur. On est dans le registre de l’identitaire, mais cet identitaire ne se limite pas aux réfugiés : c’est tout ce qui est différent de moi qui doit éveiller le soupçon. Il y a désormais deux vies privées en Belgique : celle de l’allocataire social, qui ne vaut plus rien. Et celle, absolue, du détenteur de fortune. On ne construit pas un modèle de société avec, pour présupposé de base, le fait que tout le monde est un fraudeur dans l’âme.

Signaler les fraudeurs, n’est-ce pas le prix à payer pour une meilleure gestion de l’argent de la collectivité ?

Laissez-moi rire. Quel est le rapport coût – bénéfice de telles opérations ? 394 cas frauduleux enregistrés par l’Inami en 2017 sur 370 000 invalides en Belgique, pour un montant total indûment payé de 1 695 445 euros, soit 4 300 euros par cas. Les sociétés de distribution d’énergie sont désormais tenues de transmettre à la Banque-carrefour de la sécurité sociale les données de consommation anormale, qui sont ensuite croisées par l’Inami avec la composition du ménage et les indemnités perçues : bilan, quatre cas détectés suivant cette méthode en 2017 pour un montant indu de 30 284 euros.

Il faut donc détourner le regard sur le quidam qui fraude sous vos yeux ?

Pas du tout. Bien sûr qu’il faut combattre la fraude, tant sociale que fiscale. Chaque euro investi dans la sécurité sociale doit être correctement utilisé, c’est une question de justice sociale et d’équité. Les mutuelles disposent déjà de systèmes de détection de paiements indus et récupèrent ainsi chaque année des montants importants : environ quatorze millions d’euros par Solidaris en 2017. Mais il y a la manière. Et une alternative politique existe : l’individualisation des droits avec un alignement par le haut. Elle permettra de s’adapter aux nouvelles formes de famille et de cohabitation, de ne plus placer les allocataires sociaux dans une situation de contrôle permanent et, in fine, de vivre plus dignement. Et d’en finir avec les visites domiciliaires, le croisement de données, les points de dénonciations, tous ces moyens destructeurs de cohésion sociale.

Dénoncer se porte de mieux en mieux… Comment espérer renverser la vapeur ?

J’ose croire en un sursaut des partis démocratiques, qu’ils se ressaisiront en se distançant des idéologies nauséabondes de la N-VA et du Vlaams Belang, qui ont favorisé la mise en place de tels systèmes de dénonciation.

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