Malgré l'âpreté du quotidien, les Iraniens restent fidèles à la promenade nocturne (ici, dans une rue animée d'Ispahan, le 24 juin). © photos : aslon arfa pour le vif/l'express

Plus près de toi Satan: quand les Iraniens veulent entretenir le dialogue avec les USA sur le nucléaire

Le Vif

Aux antipodes des slogans officiels, le citoyen lambda voit dans le dialogue direct avec les Etats-Unis l’issue de l’impasse nucléaire.

A ssise sur ce banc d’un parc du quartier populaire Emamzadeh-Hassan, dans les faubourgs sud de Téhéran, Sepideh scrute les offres d’emploi du quotidien Hamshahri, tout en couvant d’un oeil maternel les cavalcades de sa fille Hana, entre balançoire et toboggan. Cuisinière, vendeuse en pharmacie, couturière : la jeune et ronde trentenaire, abandonnée voilà peu par son mari, a enchaîné jusqu’alors les boulots précaires. Depuis six mois, plus rien, sinon quelques ménages çà et là.  » Je viens de passer une vingtaine de coups de fil, confie-t-elle d’une voix lasse. Et pas un rendez-vous. Quand on ne me bombarde pas de questions sur mon physique, le poste est déjà pourvu ou le salaire trop bas.  » Pour Sepideh, le calcul est vite fait. Il lui faut a minima 15 millions de rials par mois, soit moins de 300 euros au cours officiel. Les frais de scolarité de Hana en dévorent le tiers et la subsistance quotidienne autant. Le solde ? Sa contribution au loyer de la soeur qui l’héberge.  » De plus en plus dur, soupire-t-elle. La levée annoncée des sanctions internationales (corollaire de l’accord sur le nucléaire iranien, ou JCPOA, signé à Vienne en juillet 2015 et renié par Washington le 8 mai) avait suscité beaucoup d’espoir. Terminé. Nos ambitions atomiques ne nous ont rien apporté. Autant négocier un nouveau compromis avec l’Occident.  »

La machine est en panne. Les riches spéculent, les pauvres se privent

« Briser ce tabou »

L’ayatollah Ali Khamenei, Guide suprême de la République islamique et détenteur de la réalité du pouvoir, a beau marteler le dogme du refus de la moindre  » interaction  » avec les Etats-Unis ; le général Mohammad Ali Jafari, commandant des Gardiens de la révolution, ou pasdaran, puissant corps d’élite militaro-affairiste, peut bien assimiler à un danger mortel toute tentation de  » transiger  » avec le Grand Satan d’outre-Atlantique. Rien n’y fait. Bien sûr, l’ombrageux nationalisme persan donne quelque écho aux objurgations à serrer les rangs et les coudes face au funeste complot visant à  » anéantir  » l’Iran, oeuvre du trio américano-israélo-saoudien. Reste que la logomachie en vigueur tourne à vide.  » Le moment est venu de briser ce tabou une fois pour toutes, tranche un vieux bijoutier du bazar de la capitale. Pour éviter la guerre, parlons. Même avec Donald Trump si nécessaire.  »  » Quoi qu’ils en disent devant micros et caméras, 99 % de mes compatriotes souhaitent des discussions directes, soutient en écho Davoud, détaillant en noix, fruits secs et épices. Le 1 % restant ? Ceux que les sanctions enrichissent. Voyez ce sommet entre Kim (Jong-un) et Trump. Nous ne sommes quand même pas pires que les Nord-Coréens !  » Quant aux efforts déployés par les autres signataires du pacte viennois, Russie, Chine, France, Royaume-Uni, Allemagne, pour le maintenir en vie, ils inspirent à Massoud, grossiste en riz, ce verdict définitif :  » A quoi bon ? L’Europe ne pèse rien et l’Amérique décide de tout.  »

Après avoir enchaîné les jobs précaires, Sepideh (ici, avec sa fille) cherche en vain un emploi stable.
Après avoir enchaîné les jobs précaires, Sepideh (ici, avec sa fille) cherche en vain un emploi stable.© photos : aslon arfa pour l’express

« Tous partagent le même but : garder le pouvoir »

Argument invoqué à leur façon par maints officiels, prompts à sommer le Vieux Continent de défier les oukases de la Maison-Blanche, au risque d’assommer Bruxelles, Paris ou Berlin d’exigences déraisonnables. Interrogés sur le devenir d’un accord à l’agonie, ils épuisent le catalogue des métaphores médicales, la palme revenant au vice-ministre des Affaires étrangères, Seyed Abbas Araghchi, enclin à le voir s’éteindre en  » unité de soins intensifs « . Le même brandit comme il se doit la menace d’un retrait… iranien, prélude à la relance du processus d’enrichissement de l’uranium, corseté à ce stade par le Barjam, ou JCPOA en farsi.  » On entrerait alors dans une séquence à haut risque, constate un diplomate chevronné. S’il tombe dans le piège tendu par Trump et les siens, l’Iran ouvre la voie du recours à la force et aux armes.  »

Professeure de littérature en rupture de ban – elle ne supporte plus le port du maghnae, version stricte du foulard islamique, qu’impose son université -, Sara en vient à avouer le soulagement paradoxal que lui inspire l’enterrement d’une illusion.  » Au moins, les choses sont claires, admet-elle. Pourquoi miser sur le sauvetage d’un pacte dont les retombées seraient soit confisquées par la nomenklatura, soit englouties dans les aventures militaires menées en Syrie, au Liban ou au Yémen ? Voilà près de quarante ans qu’on nous balade avec cette prétendue guérilla au sommet entre conservateurs et réformateurs. Jeu de dupes. Tous partagent le même but : garder le pouvoir et les privilèges qu’il procure.  »

Du grossiste en riz Mohammad aux bijoutiers du bazar de Téhéran, tous s'accordent sur ce constat :
Du grossiste en riz Mohammad aux bijoutiers du bazar de Téhéran, tous s’accordent sur ce constat :  » Le moment est venu de briser le tabou du dialogue direct avec l’Amérique. « © photos : aslon arfa pour l’express

Nul doute que les dispositifs punitifs infligés depuis des lustres à la théocratie chiite ont entravé son essor. De là à imputer à ces seuls facteurs exogènes l’échec, patent, de la gouvernance maison…  » Sanctions ou pas, nuance un analyste familier du sérail téhéranais, les pesanteurs inhérentes au système socio- économique en place, plombé par l’archaïsme et la prédation, auraient grippé la mécanique.  » A l’évidence, la crispation nucléaire n’a fait qu’amplifier et accélérer des travers anciens. Témoin, la périlleuse glissade du taux de change du rial, amorcée bien avant la fracassante dérobade trumpienne. En neuf mois à peine, la monnaie nationale a ainsi perdu, sur le marché parallèle, 50 % de sa valeur face au dollar ou à l’euro. Une dépréciation toxique, puisqu’elle tend à tétaniser tous les circuits d’échanges et dope une inflation domptée à grand-peine par le président réformiste, Hassan Rohani, réélu dès le premier tour en mai 2017.  » La machine est en panne, résume un homme d’affaires désabusé. Les gens n’achètent plus rien. La pénurie de devises fortes condamne les importateurs à l’inertie. Voyager devient ruineux. Les riches spéculent ou raflent l’or mis en vente. Quant aux pauvres, ils se privent.  »  » Et le phénomène s’aggravera tant que ces mollahs seront aux manettes « , grince Behrouz, un prof d’anglais à la retraite qui  » tue le temps  » en s’adonnant au change au noir. Interdit ?  » Je ne me suis pas encore fait pincer, esquive-t-il. Il suffit d’être discret.  » Tel négociant en téléphonie mobile qui écoulait cinq smartphones dernier cri par jour en place désormais un par semaine. Et que dire de l’affaissement de la vente de bijoux en or, figure imposée de la tradition matrimoniale ?  » Les parents s’endettent, puis, incapables de rembourser leur emprunt, viennent me revendre en catimini leurs achats deux mois plus tard, confie Nasser, fils et petit-fils de joaillier. Aux plus humbles, je propose donc des imitations, du bronze ou de l’argent.  »

Latente, la grogne prend, pour les autorités, une tournure inquiétante. Certes, elle n’atteint pas, à ce stade, l’intensité de la rébellion sociale qui, du 28 décembre au 2 janvier derniers, embrasa des dizaines de villes, grandes ou moyennes, dans tout le pays ; une insurrection rudement réprimée – une vingtaine de tués selon une estimation minimaliste – qui, par son audace et ses slogans iconoclastes, avait alors ébranlé les fondements de la République islamique. Il n’empêche. Les 25 et 26 juin, une grève spontanée, assortie d’accrochages sporadiques avec la police anti-émeute, paralyse le bazar de Téhéran, coeur battant du commerce et bastion conservateur.  » Une clientèle électorale que Rohani doit à tout prix ménager « , note un économiste.

Du grossiste en riz Mohammad aux bijoutiers du bazar de Téhéran, tous s'accordent sur ce constat :
Du grossiste en riz Mohammad aux bijoutiers du bazar de Téhéran, tous s’accordent sur ce constat :  » Le moment est venu de briser le tabou du dialogue direct avec l’Amérique. « © photos : aslon arfa pour l’express

Le gouvernement tâtonne et improvise

De fait, les coups pleuvent sur l’hodjatoleslam – religieux de rang moyen – au sourire suave. Les adeptes de l’ouverture reprochent au président Hassan Rohani les promesses trahies. Les zélotes du Guide Ali Khamenei raillent sa  » naïveté « . Ahmad Jannati, le patron de l’Assemblée des experts, organe clé de la nébuleuse théocratique, le presse de  » demander pardon  » à la nation pour les  » dégâts  » dus à l’accord mort-né. Un député ultraconservateur juge que, sauf changement de cap radical, sa destitution serait  » dans l’intérêt du pays « . Et voilà que les deux tiers des élus du Majlis – Parlement – lui enjoignent par lettre de remanier son équipe, comptable des  » mauvais résultats  » qui alimentent la  » défiance  » du peuple. Harcelé, le gouvernement tâtonne et improvise.  » Ses membres ne savent plus quoi faire « , se désole Reza, haut cadre dans l’ingénierie pétrolière. Et lui-même hésite. Tenir bon ? Rejoindre son épouse et leur fillette au Canada ?  » Je ne vois plus aucune raison de rester, avoue-t-il. L’horizon est plus sombre que jamais. Je me sens usé. Rien ne changera ici. Et tous mes amis cherchent la sortie.  » Lui l’avoue : l’issue de ses rêves a la robe et le bouquet d’un grand cru de Bourgogne.  » Vous croyez qu’on trouve encore des petits domaines à vendre, là-bas ?  »

Par Vincent Hugeux.

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