Jordi Tejel Gorgas, historien et sociologue, professeur à l'université de Neuchâtel, chercheur associé de l'Institut des hautes études et du développement à Genève. © DR

 » La question kurde n’a jamais été centrale pour les puissances mondiales « 

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Pour l’historien et sociologue Jordi Tejel Gorgas, coauteur de Les Kurdes en 100 questions, la neutralité des Kurdes de Syrie, entre Damas et les rebelles, s’explique par des évolutions internes et les expériences antérieures.

Dans votre livre (1), vous expliquez que le mandataire français, à partir de 1920, favorise  » la consolidation du nationalisme kurde en Syrie pour faire face aux ambitions territoriales de la Turquie dans le Nord syrien et affaiblir les nationalistes arabes à Damas « . Le retrait des troupes américaines de Syrie annoncé par Donald Trump s’inscrit-il dans le même va-et-vient de soutien intéressé puis d’abandon des Kurdes, de Syrie, d’Irak… par les Occidentaux ?

La question kurde n’a jamais été une question centrale dans l’agenda des puissances mondiales, ni pour la France et l’Angleterre après la Première Guerre mondiale, ni pour les Etats-Unis durant la guerre froide ou actuellement. Il y a une conscience de l’utilité du facteur kurde dans certains contextes historiques, mais pas un engagement clair et déterminé sur l’avenir des régions kurdes au Moyen-Orient. D’autres questions, conflits ou facteurs sont considérés comme plus importants ; jadis le conflit israélo-arabe, l’équilibre dans le cadre de la guerre froide, la stabilité du système international dans les années 1990, la guerre de basse intensité entre les soi-disant blocs sunnites et chiites de nos jours… Sans oublier les contingences telle que l’arrivée au pouvoir aux Etats-Unis d’un président imprévisible comme Trump.

Il est difficile d’affirmer que le PYD (Kurdes de Syrie) est juste une copie conforme du PKK (Kurdes de Turquie).

La décision du Parti de l’union démocratique (PYD) de garder ses distances, après la révolte de 2011, tant à l’égard des rebelles syriens que du régime de Bachar al-Assad répond-elle à une nécessité vitale de conserver la possibilité de jouer une carte ou l’autre ?

En 2011, la question des alliances avec les puissances occidentales ne se pose pas. Les Etats-Unis se sont intéressés au PYD à partir de 2015 lorsque l’Etat islamique a mis en place le soi-disant califat islamique s’étendant entre la Syrie et l’Irak. La troisième voie du PYD, c’est-à-dire une position de neutralité entre les deux pôles, s’explique plutôt à la fois par des évolutions internes au mouvement et par les expériences antérieures. En effet, le PYD a connu une transformation importante depuis sa création en 2003. Son programme politique se distancie de celui des Kurdes d’Irak ; c’est-à-dire la création d’une région autonome basée sur des conceptions ethno-nationalistes. Dès 2009, le PYD prône la mise en place d’un projet alternatif, d’inspiration anarchiste. Une démocratie par le bas, éloignée des revendications nationalistes kurdes traditionnelles. D’autre part, le PYD pense que le régime de Bachar al-Assad l’emportera et qu’il vaut donc mieux garder une position de neutralité afin de mieux négocier avec le régime une fois le soulèvement syrien écrasé. Les expériences de Hama en 1982 (répression dans le sang d’un soulèvement des Frères musulmans) et de Qamichli en 2004 (répression d’une révolte kurde dans le nord du pays) procurent des enseignements dans ce sens. Probablement, le temps leur a-t-il donné raison.

Les Kurdes en 100 questions, par Boris James et Jordi Tejel Gorgas, Tallandier, 382 p.
Les Kurdes en 100 questions, par Boris James et Jordi Tejel Gorgas, Tallandier, 382 p.

Les pays européens devraient-ils continuer à aider les Kurdes de Syrie ? Ou le rapprochement de ceux-ci avec le régime de Damas après l’annonce du retrait américain les rend-il infréquentables ?

Il est encore trop tôt pour évaluer jusqu’à quel point les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux vont maintenir une certaine présence sur le terrain. Les Américains avaient déployé divers types d’experts sur le terrain, pas seulement des soldats. Il en va de même pour la France. Puis, même si la Russie, l’Iran et la Turquie gardent des canaux de communication fluides sur l’évolution de la Syrie, les différences entre les deux premiers et la Turquie sur le futur du régime syrien laissent une fenêtre entrouverte aux ingérences futures.

Le PYD est-il une simple filiale syrienne du PKK ? La Turquie est-elle fondée à le traiter comme telle ?

La réponse est complexe. Lorsque le leader du PKK, Abdullah Öcalan, est capturé et mis en prison en 1999, cette organisation traverse un processus de transformation. En 2002, le PKK décide de s’enraciner dans chacune des parties du Kurdistan : Turquie, Irak, Iran et Syrie. De nouveaux partis avec des liens plus ou moins étroits avec cette organisation sont fondés. Parmi ceux-ci, le PYD en 2003. Cependant, il ne faut pas oublier que le PKK, même en Turquie, vit une évolution importante. La crise que suppose l’arrestation de son leader charismatique laisse place à des initiatives originales et à l’entrée dans le champ politique de nouvelles générations. Si le comité central de l’organisation et les cadres du PKK tentent d’aiguiller ces évolutions, ils ne peuvent pas tout contrôler. En Syrie, on voit émerger des tendances diverses, un camp plus  » syrien  » et un autre plus orienté vers le  » Kurdistan  » et le PKK de Turquie. La révolte de 2011 et le début de la guerre civile ne font qu’ouvrir davantage la porte à de nouveaux acteurs, y compris au sein du PYD. En somme, le PYD est le résultat de transformations antérieures et nouvelles, si bien qu’il est difficile d’affirmer que le PYD est juste une copie conforme du PKK.

Jordi Tejel Gorgas, historien et sociologue, professeur à l'université de Neuchâtel, chercheur associé de l'Institut des hautes études et du développement à Genève.
Jordi Tejel Gorgas, historien et sociologue, professeur à l’université de Neuchâtel, chercheur associé de l’Institut des hautes études et du développement à Genève.© DR

Vous évoquez le caractère assez autocratique du PYD. Les principes de  » confédéralisme démocratique  » et d' » autonomie démocratique  » qu’il prône ne sont-ils que des déclarations d’intention ? Les intellectuels occidentaux qui soutiennent la cause des Kurdes de Syrie au nom notamment des valeurs démocratiques risquent-ils des désillusions ?

Le projet politique du PYD est en effet ouvert à tous les secteurs de la société syrienne. Il se propose d’intégrer toutes les religions, tous les groupes ethniques et de donner un rôle plus important aux femmes. En ce sens, il présente un intérêt certain et se démarque des idéologies, comme le nationalisme baathiste, qui étaient excluantes par principe. Cependant, dans les faits, le projet politique est partisan. Autrement dit, ce n’est pas l’ethnicité, la religion ou le sexe le facteur d’exclusion, mais plutôt la volonté d’adhérer à leur projet politique ou pas. Ainsi, les autres partis politiques kurdes ou arabes n’ont pas droit de cité. Soit on adhère à leurs structures et principes, soit on est supposé rester en dehors de toute activité politique. En conclusion, ceux qui adhèrent aux principes du PYD peuvent effectivement progresser et faire avancer leurs droits et leur participation dans la vie sociale (par exemple, les femmes), ce qui explique une certaine sympathie de certains intellectuels et organisations européens. Le grand défi reste donc d’intégrer la dissidence dans cette utopie. Au fond, il s’agit là d’un dilemme qui s’est présenté à d’autres moments de l’histoire.

(1) Les Kurdes en 100 questions, par Boris James et Jordi Tejel Gorgas, Tallandier, 382 p.

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