La Villa 31, bidonville au coeur de Buenos Aires, en juin 2017. Un tiers des Argentins vit sous le seuil de pauvreté. © E. abramovich/afp

Inflation, dévaluation, austérité… En Argentine, la crise est permanente

Le Vif

La troisième puissance économique d’Amérique latine est de nouveau en crise. Un sentiment de déjà-vu.

Marcelo Naves Di Prinzio hésite entre le flegme et l’abattement :  » L’Argentine est un pays cyclique. Après dix ans de calme, c’est la rechute. Chaque fois, pourtant, on se relève.  » Les boiseries Art déco du café Tortoni, dans le centre de Buenos Aires, offrent un cadre suranné à sa mélancolie. A 42 ans, d’ascendance italienne et catalane, Marcelo est l’un des nombreux Argentins hantés par le sentiment de marasme permanent qui règne dans son pays. Designer textile, il a travaillé pour un sous-traitant de Zara, la chaîne espagnole de magasins de vêtements. Les mesures protégeant l’industrie nationale, levées par le gouvernement de Mauricio Macri, ont mis sur la paille la PME qui l’employait.

Pour des millions d’Argentins, le début du 21e siècle a commencé avec la perte de leurs économies.

Cela recommence… L’Argentine, ce pays de 44 millions d’habitants, est de nouveau en crise. Depuis le début de l’année, le peso a perdu plus de la moitié de sa valeur face au dollar. L’inflation devrait atteindre les 40 % cette année, et l’économie, reculer de 2,6 %. Tandis que le chômage augmente, le gouvernement a annoncé un plan d’austérité afin de réduire le déficit budgétaire, en échange d’un prêt de 57 milliards de dollars du Fonds monétaire international (FMI). Avec la crise, aussi, la délinquance est à la hausse : en mai dernier, le chef de la police de Buenos Aires attribuait l’augmentation des petits délits  » à la situation sociale « .

Marcelo avait 25 ans lors de la grande crise de 2001, la pire qu’ait connue la troisième économie d’Amérique latine. A l’époque, déjà, la récession avait ruiné l’industrie textile. Il a pu tenir le coup grâce à sa mère, une coiffeuse, qui l’a logé dans son appartement. Sa jeune soeur, elle, a quitté le pays pour l’Espagne. Pour des millions d’Argentins, le début du xxie siècle a commencé ainsi, avec la perte de leurs économies.

A l’époque, afin d’enrayer la fuite des capitaux, le gouvernement limite les retraits bancaires. Ce corralito ( » petit enclos « ) provoque une série de pillages et d’émeutes, durement réprimés. En défaut de paiement sur la dette extérieure, l’Argentine voit défiler cinq présidents en deux semaines. Chômage et pauvreté s’envolent.

Quelques années plus tard, la dévaluation de la monnaie nationale et une série de mesures protectionnistes remettent le pays sur le chemin de la croissance. Mais le répit ne dure pas. Après plusieurs années de dirigisme, sous la présidence de Nestor Kirchner (2003-2007) et de son épouse, Cristina (2007-2015), l’inflation redémarre et la croissance s’étiole, tandis que le cours du peso, surévalué, pénalise les exportations.

Le 12 septembre, manifestation dans la capitale contre le plan d'austérité en échange d'un prêt du FMI.
Le 12 septembre, manifestation dans la capitale contre le plan d’austérité en échange d’un prêt du FMI.© M. brindicci/reuters

En 2015, Marcelo a voté pour Mauricio Macri, un fils de milliardaire devenu président du club de foot de la capitale, avant d’être élu maire de Buenos Aires.  » Je voulais du changement. C’était un ingénieur, pas un avocat comme ses prédécesseurs. J’ai pensé qu’il serait pragmatique, raconte-t-il, le regard amer. Mais là, il est en train d’asphyxier la classe moyenne ! « 

Afin de renflouer les caisses de l’Etat, le gouvernement de Macri, issu du centre-droit, a supprimé les subventions qui maintenaient les tarifs des services publics à des prix dérisoires. Il a aussi mis fin au contrôle des changes, supprimé les taxes sur les exportations agricoles et rabiboché l’Argentine avec les grands argentiers internationaux en soldant le contentieux avec les fonds spéculatifs.

 » A Buenos Aires, l’électricité a augmenté de 2 000 % depuis la fin des subventions, le gaz, de 700 % « , déplore Arnaldo Bocco, ancien directeur de la Banque du commerce extérieur sous les Kirchner.  » Une correction était nécessaire « , reconnaît-il, mais elle aurait dû être progressive. Facteur aggravant : le prix est désormais indexé sur le dollar, en hausse constante.  » Cela pénalise les particuliers comme les petites entreprises. « 

« On a une impression de déjà-vu, souligne Alejandro Vanoli, ex-président de la Banque centrale. Au début des années 1990, l’ancien président Carlos Menem, ultralibéral, en plus d’avoir privatisé à tour de bras, avait lui aussi « dollarisé » l’économie « , pour mettre fin à l’hyperinflation, semant les germes de la crise suivante.

 » Le modèle économique adopté par Macri est très dépendant de facteurs externes, diagnostique Rodrigo Paez, professeur de philosophie politique. Mais entre la guerre commerciale déclenchée par Donald Trump, la hausse du prix du pétrole, et la sévère sécheresse de cette année, le contexte est défavorable. Or, on a le sentiment qu’il n’a pas prévu de plan B. « 

Vu d’Europe, le taux de chômage, à 9,5 %, ne semble guère dramatique. Mais il ne prend pas en compte le niveau élevé d’emplois informels : plus d’un Argentin sur trois doit se contenter d’expédients, tels les cartoneros, qui trient les poubelles à la nuit tombée afin de récupérer les produits à recycler, ou encore ces innombrables petits vendeurs qui étalent confiseries, vêtements de deuxième main ou chargeurs de téléphones sur les trottoirs ou dans les trains.

La crise ne les épargne pas, mais ils disposent d’un filet de sécurité. Défendus par de nombreuses associations rassemblées en une Confédération des travailleurs de l’économie populaire (CTEP), les travailleurs informels et les travailleurs ruraux sans terre ont obtenu une loi d’urgence sociale, se félicitent Emilio Persico, du Movimiento Evita, et Rafael Klejzer, de l’ONG Dignidad, composantes du CTEP :  » 300 000 travailleurs précaires reçoivent un complément de revenu de 6 000 pesos (140 euros).  » Il s’ajoute à un minimum vieillesse et aux allocations familiales. Des mesures souvent critiquées par les classes moyennes, vivier électoral de Macri :  » On entretient des gens qui ne travaillent pas « , ruminent-ils au comptoir.

En 2001, pendant le
En 2001, pendant le  » corralito « , les retraits d’argent sont limités à de très petites sommes, forçant les Argentins à de longues files devant les banques.© E. marcarian/reuters

« Cambio, Dolares ! »

Dans un pays depuis longtemps polarisé entre péronistes, partisans d’un Etat fort, protecteur, et leurs détracteurs, la lecture de la crise diverge : pour les soutiens des Kirchner, le virage libéral entamé par le président est le principal responsable de la panne actuelle. Les alliés de ce dernier, eux, incriminent le bilan du gouvernement précédent.  » Les Argentins continuent de croire qu’on est un pays riche parce qu’on a du blé ou du soja, plaide « Piter » (Pedro) Robledo, chef de la jeunesse du parti présidentiel PRO (Proposition républicaine). Mais les vieux schémas industriels ne marchent plus. L’Etat doit financer les technologies innovantes, pas des industries vieillissantes. En Amérique latine, nous devons franchir un fossé culturel. Les gens, mais aussi les entreprises, voient en l’Etat la seule entité capable de résoudre les problèmes. Des pays bien plus petits, tels la Corée, Israël ou l’Estonie, ont bâti des économies plus dynamiques que la nôtre. Ils investissent dans des secteurs qui ne dépendent pas des aléas climatiques. « 

Le long de la commerçante rue Florida, dans le centre de Buenos Aires, beaucoup de magasins ont baissé leur rideau de fer, même si on est encore loin des effets de la crise de 2001. Au pied des arbustes de l’artère piétonne, les arbolitos, des agents de change à la sauvette, hèlent les passants :  » Cambio, cambio, cambio ! Dolares, dolares !  » Les vieux réflexes n’ont jamais vraiment disparu. Ceux qui en ont les moyens troquent leur épargne contre des billets verts afin de se prémunir de la perte de valeur du peso.  » Dans ce pays, tout le monde connaît le cours du dollar « , observe l’un d’eux, goguenard.

A un an d’échéances électorales, la marge du président est réduite ; il doit compter avec l’impatience des classes moyennes.  » Les Argentins sont fatigués qu’on leur dise de faire des efforts en attendant que les choses s’améliorent. Si Macri agit pour baisser l’inflation, il peut déclencher un processus récessif, observe Marcelo Paz, doyen de l’école d’économie de l’université nationale de San Martin et membre de Cambiemos, l’alliance politique du gouvernement. Improbable, à un an des élections générales d’octobre 2019. « 

Il y a douze mois encore, la réélection de Mauricio Macri semblait assurée, tant le niveau de rejet de Cristina Kirchner est élevé. Impliquée dans un scandale de corruption, elle n’échappe pour le moment aux poursuites que grâce à son immunité de sénatrice. Au terme de deux mandats, la Constitution ne lui permettait pas de se présenter à la présidentielle en 2015, mais ne l’empêchait pas de retenter sa chance l’an prochain.

Au sein du camp péroniste, beaucoup espéraient tourner la page des Kirchner. Mais l’ex-dirigeante garde un socle de 20 % à 25 % de fidèles, principalement dans les quartiers populaires, et, si la crise s’aggrave encore, cela pourrait lui redonner une chance. L’hypothèque de son possible retour à la Casa Rosada, en 2019, pèse sur le renouvellement.

Marcelo Naves Di Prinzio, lui, à l’instar d’un nombre croissant d’Argentins, ne sera peut-être plus là pour assister à ce duel :  » Je demande souvent à ma mère, pourquoi, en quittant les Abruzzes, elle et ses parents n’ont pas pris un bateau pour New York ou Melbourne, comme ses oncles.  » Muni d’un passeport européen, Marcelo envisage d’aller tenter sa chance en Espagne.

Par Catherine Gouëset.

L’ombre de Jorge Bergoglio

 » Le pape François fait à l’échelle mondiale ce qu’il faisait ici en Argentine. Se dédier aux pauvres « , plaide Mgr Maletti, évêque des faubourgs de Merlo et de Moreno. Critiqué par les conservateurs parce que trop social, par les modernistes parce que trop réactionnaire sur l’avortement, le nom de Jorge Bergoglio, le souverain pontife, est présent dans bien des conversations. On le dit en froid avec le président Macri, dont il critique la politique trop libérale. Est-ce la raison pour laquelle il n’est pas venu dans son pays natal depuis le début de son pontificat, en 2013, alors qu’il a visité neuf pays d’Amérique latine ?  » Le pape devrait venir au pays, soupire Marcelo Paz. Il pourrait promouvoir la réconciliation dans ce pays si divisé. Et apporterait un peu de baume au coeur des Argentins. « 

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