Le 2 juillet 2010, à Johannesbourg, l'attaquant Luis Suárez empêche de la main un but ghanéen. © MICHAEL STEELE/GETTY IMAGES

Football et politique : en Uruguay, le Diable au corps

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

A travers les trente-deux pays qualifiés pour la Coupe du monde 2018, Le Vif/L’Express montre combien le sport roi et la politique sont intimement liés. Vingt-quatrième volet : comment l’Uruguay a forgé son identité nationale au départ du ballon rond, en dansant sur la pelouse. Et pourquoi il rêve de retrouver l’ivresse, en se battant avec la rage de l’outsider.

Tous les Uruguayens naissent en criant gol !  » La phrase est de l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano, décédé en 2015. Tirée de l’un des livres les plus marquants consacrés au sport, Le Football, ombre et lumière (éditions Lux, 2014). C’est une bible consacrée à cette  » grande messe païenne, capable de parler tant de langages différents et qui peut déchaîner tant de passions universelles « . Une longue prière, venue d’un pays latino-américain dont l’identité nationale fut en partie fondée par ces victoires.  » Le maillot bleu ciel était la preuve de l’existence de la nation, écrit Galeano. L’Uruguay n’était pas une erreur, le football avait arraché ce pays minuscule aux ombres de l’anonymat universel.  » Avec deux triomphes aux Jeux olympiques, deux titres de champions du monde et quinze Copa America, la Celeste brille au firmament du ballon rond.

La merveille noire

Lorsqu’on évoque l’Uruguay, on est forcément contraint de faire de l’archéologie sportive. Pour plonger dans les racines du football et retrouver les premiers moments de sa mondialisation. Le mythe de ce petit pays de trois millions et demi d’habitants débute en 1924 au stade de Colombes, en région parisienne. Invité surprise des Jeux olympiques organisés en France, la Celeste surprend tout le monde au début du tournoi et attire de plus en plus de spectateurs au fil des matches. Son style de jeu est élégant, chaloupé, semblable à une danse qui désarçonne les adversaires les uns après les autres. En finale, cette nation surnommée la  » Suisse de l’Amérique latine « , en raison de son niveau de vie supérieur aux autres, prend la mesure de la Suisse européenne : 3-0. Le début d’une suprématie. Et, selon Eduardo Galeano,  » la deuxième découverte de l’Amérique « …

L’histoire retiendra que la première star de la planète foot, bien avant Pelé, est l’un des rares joueurs noirs actifs au plus haut niveau : José Leandro Andrade. Il séduit le monde entier avec ses remontées de terrain, balle au pied, taille cambrée, éliminant ses adversaires la tête haute. La presse française le surnomme  » la merveille noire « . Dans le civil, Andrade est musicien de carnaval et cireur de chaussures. Le soir des matches, il fait la fête à Pigalle. Avec ses coéquipers, il forme un orchestre de saltimbanques métissés et surdoués : Pedro Arispe le découpeur de viande, José Nasazzi le tailleur de marbre, Pedro Cea le livreur de glace… Ils représentent le peuple. Leurs qualités ont pu s’exprimer grâce à une politique officielle d’encouragement à l’éducation physique. L’histoire retiendra aussi que José Leandro Andrade finit sa vie comme un malheureux, le 5 octobre 1957 : seul, pauvre et tuberculeux, après avoir écumé les bars pendant tant d’années.

Entre-temps, l’Uruguay a écrit les plus belles pages du football mondial naissant. En 1928, il réédite son exploit olympique en battant l’Argentine en finale, en deux temps, après un match nul lors de la première joute. Deux ans plus tard, l’organisation de la première Coupe du monde organisée par la Fifa lui échoit naturellement. Seules les équipes européennes de Belgique, de France, de Roumanie et de Yougoslavie font le long voyage en paquebot vers ce Nouveau Monde. Le foot est une messe païenne et le stade Centenario de Montevideo est son église : l’Uruguay bat à nouveau l’Argentine en finale : 4-2. Eduardo Galeano salue la naissance d’un style comparable à la danse. L’arbitre belge John Langenus, célèbre pour ses pantalons de golf, fuit immédiatement après avoir sifflé la fin du match : il a reçu des menaces et a dû calmer les deux équipes qui voulaient chacune imposer un ballon fabriqué dans leur pays. Dans les rues de Buenos Aires, la colère éclate, l’ambassade d’Uruguay est attaquée à coup de cailloux. En Amérique latine, le football est une passion qui peut mener à tous les débordements.

Vingt ans plus tard, en 1950, la Celeste referme ce chapitre glorieux en battant, à la surprise générale, le Brésil, chez lui, en finale de la Coupe du monde, dans un stade Maracana plein à craquer, devant… plus de deux cent mille personnes. La plus grande foule jamais réunie pour un match de football, soudain réduite au silence.

 » La garra charrúa  » fait référence à la résistance épique des Indiens Charrúas face aux colonisateurs, au xixe siècle.© MARC CHARMET/REPORTERS

Le combattant mordant

Pendant les décennies qui ont suivi, la Celeste est rentrée dans le rang, brisant les coeurs et les rêves. Forçant le sentiment national à vivre de la nostalgie des années fastes, comme on écoute un vieux disque de tango pour réveiller le souvenir d’un amour perdu. Seules les victoires en Copa America permettaient encore à ce désormais Petit Poucet de se montrer supérieur au Brésil et à l’Argentine. Jusqu’au premier Mondial africain, en 2010. L’équipe nationale y retrouve une âme de combattante, en luttant avec une rage baptisée  » la garra charrúa « , en référence à la résistance épique des Indiens Charrúas face aux colonisateurs, au xixe siècle.

Illustration : sa qualification pour les demi-finales, face au Ghana, le 2 juillet, à Johannesbourg.  » La meilleure parade du tournoi ne fut pas l’oeuvre d’un gardien, mais d’un buteur « , rappelle ainsi Eduardo Galeano. A la dernière minute des prolongations, un cafouillage monstre a lieu dans la surface de réparation uruguayenne. Une partie de billard. Campé sur la ligne, l’attaquant Luis Suárez sauve une première fois la balle du pied puis, sur une tête du Ghanéen Adiyiah, empêche la balle de terminer sa course au fond des filets, d’un réflexe étourdissant de la main, l’un de ses coéquipiers étant prêt à faire pareil. Carte rouge pour Suárez. Mais une image incroyable : celle d’une équipe qui préfère mourir qu’encaisser un but. Un sacrifice payant aussi : l’Uruguay se qualifie aux tirs au but.  » Un acte de folie patriotique « , selon les termes de l’écrivain. Qui prolonge :  » Certains cardiologues nous prévinrent, par voie de presse, que « l’excès de bonheur peut être dangereux pour la santé ». Nous fûmes nombreux dans le pays, alors que nous semblions condamnés à mourir d’ennui, à fêter ce risque dans les rues…  »

Luis Suárez, attaquant du FC Barcelone, est l’incarnation de cet Uruguay qui ne se rend jamais et espère à nouveau conquérir le monde. Un joueur controversé, à l’agressivité confondante. N’a-t-il pas mordu le milieu de terrain du PSV Eindhoven Otman Bakkal, en novembre 2010, alors qu’il évoluait à l’Ajax Amsterdam ? Puis le défenseur serbe de Chelsea, Branislav Ivanovic, quand il jouait à Liverpool ? Sans oublier l’incroyable morsure à l’épaule infligée à l’Italien Chiellini lors de la Coupe du monde 2014…

 » Le football est parfois une joie qui fait souffrir.  » C’est par ces mots qu’Eduardo Galeano referme sa bible. C’est par la fureur de ce sentiment que l’Uruguay rêve de reconstruire une identité victorieuse.

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