© Jiri Buller

Le déclin de la gauche a été amorcé il y a trente ans

Han Renard

2019 sera-t-elle l’année de l’effondrement complet des partis socialistes? La scientifique américaine Stephanie Mudge donne un conseil clair aux politiciens sociaux-démocrates : « Beaucoup de gens simples qui travaillent sont endettés jusqu’au cou. Je pense que la gauche devrait mettre cette précarité au centre de ses préoccupations ».

L’année dernière, Stephanie Mudge publiait « Leftism Reinvented », un document bien construit où elle examine l’histoire des Démocrates américains, du Labour anglais, du SPD allemand et du SAP suédois. La conclusion : le choix de la Troisième voie dans les années 1990, lorsque les partis sociaux-démocrates ont adopté des recettes néolibérales telles que la déréglementation, la privatisation et une foi aveugle dans les mécanismes du marché, a été fatal à ces partis. Les économistes de gauche ont cédé la place aux stratèges politiques et aux spin doctors, qui ont dû vendre la destruction de l’État providence aux partisans sous couvert d’efficacité économique. Cela s’est avéré un désastre, parce que beaucoup d’électeurs de gauche, déçus et en colère, ont décroché.

Interrogée à Utrecht par nos confrères de Knack, Stephanie Mudge explique pourquoi elle est si « obsédée », comme elle l’écrit dans l’introduction de son livre, par la période de la Troisième voie.

« La première fois que j’ai pu voter, c’était en 1992, quand Bill Clinton a été élu président des États-Unis. C’est dans les années qui ont suivi, les années de la Troisième Voie, que ma génération s’est engagée politiquement. Nous étions très enthousiastes par l’élection de Clinton. C’était aussi une période très optimiste. Clinton parlait une autre langue que tous les démocrates avant lui. Son discours était convaincant. Aujourd’hui, nous trouverions son message populiste, mais à l’époque il nous semblait neuf et dynamique. Clinton disait qu’il voulait ramener la politique à l’homme de la rue, mais en fait, il a été ce que nous appelons aujourd’hui un « wonk » : Clinton raffolait des chiffres, des statistiques et des analyses soi-disant fondées sur des preuves qui lui étaient fournies par des experts. Pourtant, grâce à son charisme et à son langage direct, il a réussi à créer une nouvelle coalition inédite d’électeurs. Il a bénéficié du soutien des syndicats, mais aussi de ceux qu’on appelle les new professionals, des personnes hautement qualifiées comme moi, qui ne viennent pas de la classe ouvrière, mais de la gauche culturelle. Son discours plaisait aussi à beaucoup de femmes, ce que les démocrates n’avaient jamais réussi auparavant. »

Par quel message est-il parvenu à créer cette alliance d’électeurs de gauche anciens et nouveaux ?

Stephanie Mudge : C’était une combinaison intelligente d’esprit communautaire, de responsabilité personnelle et de justice sociale. Pour beaucoup de gens, c’était un soulagement après les années Reagan, quand toute l’énergie politique semblait aller à des réductions d’impôts pour les riches. Pendant la campagne, Clinton a parlé de soins de santé, de sécurité sociale et, oui, de libre-échange, en particulier d’un nouvel accord de libre-échange entre les États-Unis, le Canada et le Mexique, l’ALENA. Clinton a promis des compromis qui feraient du bien à tous. Il allait instaurer l’ALENA et veiller à ce que la protection sociale des travailleurs américains soit incluse dans le traité. Rien de tout cela n’a été fait. C’était la toute première fois que le Parti démocrate abandonnait ainsi ses partisans. Les travailleurs américains, désormais obligés de concurrencer les travailleurs mexicains bon marché, se sont entendus dire que le libre-échange débridé était une bénédiction alors que de nombreux économistes avaient déjà évoqué les conséquences néfastes de cette politique. Au début des années 2000, je me sentais vraiment flouée par Bill Clinton, comme beaucoup de ses partisans.

Dans votre livre, vous voyez le même schéma auprès des partis socio-démocratiques européens.

C’est vrai. En Suède, les sociaux-démocrates ont opté pour une politique de modération salariale depuis les années 1980. Les partis sociaux-démocrates en Europe et les démocrates aux États-Unis ont également maintenu de nombreux contacts par le biais de groupes de réflexion et d’autres forums dans les années 1990. Ils faisaient partie du même mouvement politique. C’est pourquoi il est intéressant de les étudier ensemble.

En Flandre, les socialistes perdent les élections depuis dix ans. Ne faut-il pas remplacer ces partis de gauche par quelque chose de totalement nouveau?

Ces dernières années, de nombreux partis de gauche ont perdu la confiance de leurs partisans naturels. C’était également lié au culte de vedette parmi les politiciens de la Troisième Voie. Sous leur influence, ces partis sont devenus des organisations fermées au sein desquelles les professionnels politiques tirent les ficelles, des professionnels qui ne représentent plus les partisans. Les gens se sentent trompés par les partis de gauche qui pendant des années leur ont promis une amélioration de leur situation économique et la venue d’une société plus juste et égale. Des promesses qui n’ont jamais été tenues, bien au contraire. En conséquence, les électeurs ont fini par abandonner. Les gens ne sont pas stupides. Je ne suis pas du tout surprise que les électeurs de gauche se tournent vers des partis d’extrême droite ou d’autres partis extrémistes. C’est pourquoi je pense que la gauche a besoin à la fois de nouveaux partis et de nouveaux dirigeants politiques. Des gens comme Jeremy Corbyn ou Bernie Sanders, qui sont soutenus par les mouvements populaires, mais de préférence un peu plus jeunes.

Vous attribuez en partie l’émergence de la Troisième voie à un changement dans la pensée économique dominante.

L’inflation persistante des années 1970 et 1980 a discrédité la pensée économique keynésienne sur laquelle les partis de centre gauche ont fondé leur vision sociale. Mon père était un économiste keynésien typique. Il a travaillé pour le gouvernement et a finalement dû démissionner sous la présidence de Ronald Reagan. Le large consensus keynésien, qui avait persisté pendant des décennies, a été modifié. Les économistes néolibéraux ont pris de l’importance, avec Milton Friedman comme figure de proue. Ils prônaient la déréglementation et des pouvoirs publics réduits. Les partis de gauche, qui ont toujours vu le gouvernement jouer un rôle important dans l’économie, étaient également convaincus des avantages de la libéralisation et de la privatisation. Ce faisant, ils ont contrarié les syndicats, pour qui les emplois permanents et le pouvoir d’achat sont restés au premier plan. On constate également que l’influence des syndicats dans les partis sociaux-démocrates a fortement diminué au cours de ces années. En outre, Bill Clinton et Tony Blair étaient obsédés par la popularité de politiciens de droite comme Ronald Reagan et Margaret Thatcher. C’est pour cette raison aussi qu’ils ont repris docilement leurs recettes économiques.

Et puis, écrivez-vous, la gauche a dû faire appel à des spin doctors pour faire digérer les politiques antisociales aux électeurs de gauche traditionnels.

En effet. Mais c’est un attrape-nigaud évidemment. Les bonnes mesures n’ont pas besoin de spin doctor. À l’époque, les politiciens de gauche croyaient peut-être sincèrement qu’une économie en croissance finirait par tirer tout le monde vers le haut. Pensez à la célèbre phrase de Clinton : a rising tide lifts all boats (une marée montante soulève tous les bateaux).

Cela semble logique : la croissance crée des emplois et l’emploi est la meilleure garantie contre la pauvreté, n’est-ce pas ?

Ce n’est pas toujours vrai. L’idée sous-jacente est qu’avec la croissance économique, les salaires augmenteront également. Ce n’était certainement pas le cas aux États-Unis, car une très grande partie de cette croissance se situait dans le secteur financier. Ce n’est qu’à la fin du second mandat de Clinton que les salaires les plus bas ont légèrement augmenté. Mais la récession qui a suivi a effacé cette hausse. Résultat : pendant des décennies, les salaires bas et les salaires de la classe moyenne sont restés au même niveau, tandis que les salaires les plus élevés atteignent des niveaux très élevés. En fait, Clinton a dit à ses électeurs : désolé, votre bien-être n’est plus entre nos mains, nous ne pouvons que nous assurer que l’économie tourne bien. C’est à vous de trouver un emploi et d’en tirer le meilleur parti.

Avec des concepts tels que « l’État providence actif », les chômeurs en Flandre ont également été poussés, d’une main ferme si nécessaire, vers un emploi.

C’est une idée typique de la Troisième voie : il faut rendre la vie si désagréable aux gens qui ne travaillent pas, qu’ils n’ont pas d’autre choix que d’accepter n’importe quel emploi. Même s’il y aura toujours des gens qui auront besoin de l’appui du gouvernement pour survivre. Ce genre de politique ne protège absolument pas les plus faibles de la société, la principale raison pour laquelle les partis de gauche ont été fondés. Apparemment, de nouveaux dirigeants de gauche comme Clinton, Blair et Gerhard Schröder croyaient que le soutien des pauvres était inconditionnel. Du coup, ils ne se sont plus vraiment souciés de leur sort.

Un parti de gauche peut-il gagner les élections rien qu’avec les votes des pauvres ? Ne devrait-il pas aussi tenter de s’attacher la classe moyenne?

Aux États-Unis, 10 % des Américains possèdent 90 % de la richesse. Je ne vois pas très bien pourquoi les 90% restants ne suffiraient pas la gauche ? N’oubliez pas les pauvres, et concentrez-vous sur toutes les personnes ayant un revenu de travail, je dirais. L’accroissement du travail flexible, au fond un euphémisme pour le travail précaire, temporaire et mal payé, signifie que de plus en plus de travailleurs n’ont plus de sécurité d’emploi. Et même ceux qui gagnent bien leur vie ont peur. Il en va de même pour les gilets jaunes. Ce sont surtout les gens de la classe moyenne qui ont peur de l’avenir. C’est une caractéristique d’une société où les chances de survie dépendent de la volatilité des marchés financiers et où les gouvernements ne fonctionnent plus comme des institutions protégeant les gens de cette volatilité. Je pense qu’on peut construire une large coalition de gauche autour de cette peur omniprésente de l’avenir.

Après la crise financière de 2008, les partis de gauche ont-ils compris qu’ils devaient changer de cap ?

En principe, les partis de centre gauche devraient bénéficier de la crise financière et économique. Cela ne s’est manifestement pas produit parce que les électeurs les ont vus, à juste titre, comme complices de cette crise. Certains politiciens de la Troisième Voie ont été mis de côté par de nouveaux dirigeants au profil classique de gauche, tels que Sanders ou Corbyn. Quelque chose a donc changé, souvent sous la pression des jeunes, qui savent bien s’organiser à l’ère numérique. Mais ce que je ne vois toujours pas à gauche, c’est un regard critique sur ce qui s’est exactement passé dans les années 1990.

Plein de livres ont été publiés sur l’échec de la Troisième Voie, n’est-ce pas?

Oui, mais les Clinton continuent de défendre leur bilan sans aucune forme d’autocritique. Et Tony Blair reste Tony Blair. Il préfère mourir qu’admettre ses erreurs. Prenons maintenant l’hypothèse typique de la Troisième voie selon laquelle il faut réformer radicalement l’État providence pour obtenir le soutien de la classe moyenne. Ce n’était rien de plus qu’une supposition, une approximation améliorée, pour ainsi dire : si Reagan pouvait charmer ainsi ses électeurs, cela marcherait pour nous aussi. Jamais je ne croirais qu’à l’époque les gens de la classe moyenne aient voté pour des partis de gauche pour réduire les services sociaux et donner plus de pouvoir aux marchés. Les politiciens de la troisième voie ont décidé pour eux-mêmes que c’est ce que voulait la classe moyenne, mais ces choix politiques n’étaient pas basés sur un dialogue sérieux avec les électeurs. Les partis de la Troisième Voie ont beaucoup travaillé avec des sondages, des études de marché et des groupes de discussion, mais ce ne sont pas de bonnes méthodes pour comprendre ce que veulent vraiment les électeurs.

Stephanie Mudge
Stephanie Mudge © Jiri Buller

Les électeurs de gauche dupés se sont ensuite tournés vers les partis populistes de droite, qui eux promettent une protection contre les forces du marché.

Les populistes de droite veulent protéger la sécurité sociale en quittant l’Union européenne et en annulant les accords commerciaux. Les partis de gauche n’étaient pas contre le commerce, mais contre le libre-échange débridé. Ils voulaient protéger les gens des caprices du marché. Dans les années 1990, les partis de gauche ont cessé de le faire et ils s’en sont mordu les doigts.

Des politiciens comme Jeremy Corbyn et Bernie Sanders semblent surtout se rabattre sur de vieilles recettes de gauche. Est-ce là la solution?

Non, les partis de gauche nécessitent une toute nouvelle analyse économique, car la structure de l’économie a fondamentalement changé. C’est précisément parce que les salaires stagnent depuis si longtemps que de nombreux travailleurs ordinaires, en particulier aux États-Unis, sont endettés jusqu’au cou. Si vous n’avez pas assez d’argent pour payer l’hypothèque et les factures et que vos enfants tombent malades, vous sortez une carte de crédit. Une politique économique progressive doit beaucoup plus tenir compte de cette économie de la dette. D’une part, il y a la dépendance à un salaire précaire et stagnant et, d’autre part, il y a une crainte justifiée de l’avenir en raison des niveaux élevés d’endettement par les familles. Au moindre revers, leur situation économique peut basculer. Je pense que la gauche devrait mettre cette précarité au centre de ses préoccupations.

Les partis d’extrême gauche gagnent du terrain dans de nombreux pays.

(rires) Et aux États-Unis, nous avons maintenant des socialistes ! Jusqu’à récemment, c’était complètement tabou, mais aujourd’hui, un mouvement comme les Democratic Socialists d’Amérique est très actif au sein du Parti démocratique.

Vous parlez d’un nouvel agenda économique de gauche. Que doit-il contenir concrètement ?

Pour donner un exemple qui me tient à coeur : une caractéristique de l’ère néolibérale est la commercialisation de tout, même des gens, et de manière très fouillée. Les géants de la technologie font des profits monstrueux en rassemblant des connaissances sur nos amis, les endroits où nous déjeunons, ce que nous achetons, et ainsi de suite. Cependant, ces données personnelles n’appartiennent pas à ces entreprises, ce sont les nôtres. La gauche doit donc non seulement dénoncer l’inégalité croissante entre les revenus du travail et les revenus du capital, mais elle doit également s’opposer à la manière dont les grandes entreprises commercialisent librement leurs informations personnelles, sans pour autant profiter à la société.

Les électeurs traditionnels de gauche seraient-ils sensibles à cela ?

Peut-être pas, mais il n’y a pas si longtemps, les partis de gauche considéraient aussi qu’il était de leur devoir d’éduquer les gens. Les gens ne naissent pas socialistes, ils le deviennent, comme on le disait au début du 20e siècle. Les partis ont appris à leurs électeurs à regarder le monde d’une certaine manière. Traduit aujourd’hui, il faudrait enseigner aux gens d’où viennent exactement les énormes profits des grandes entreprises de technologie.

Le revenu de base universel peut-il également faire partie d’un tel nouvel agenda de gauche ?

Je ne suis pas favorable à ça. Je ne pense pas que ce soit une bonne idée que tout le monde vive du gouvernement. En outre, l’introduction d’un revenu de base ne modifie pas l’inégalité économique structurelle sous-jacente, bien au contraire.

La débâcle de la gauche n’est-elle pas due aussi à l’ignorance des thèmes importants tels que la migration et l’identité ?

Ces dernières années, l’élan politique a été principalement à droite, grâce à une combinaison de vieux messages économiques de gauche, de nationalisme et de xénophobie. Pour cette raison, on ne peut plus mener de politique de gauche réussie sans répondre au ressentiment ethnique autour duquel la droite a réussi à mobiliser les gens. La droite y est parvenue grâce à l’échec de la gauche, qui n’a pas su faire face à l’inégalité croissante et n’a pas prêté attention à la peur et à l’incertitude croissantes. Les personnes qui ont confiance en leur avenir ne s’inquiètent pas des migrants qui viennent vivre à côté. Elles peuvent trouver ennuyeux de parler une autre langue, mais ne voient pas les migrants comme une menace existentielle. Si les partis de gauche veulent arrêter l’exode vers l’extrême droite, ils doivent parler de migration. Ils devraient à nouveau écouter les histoires concrètes de leurs électeurs, sans traiter les personnes qui critiquent les migrants de racistes ou contredire leurs expériences personnelles. Les gens ordinaires ne s’expriment pas toujours dans le langage poli de l’élite politique, mais ce n’est pas une raison pour ne pas prendre leurs préoccupations au sérieux. C’est l’un des messages que je veux faire passer : le nouvel agenda de la gauche ne viendra pas des gens comme moi, vraiment pas.

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