Marine Le Pen a abandonné des éléments programmatiques du Front national de Jean-Marie Le Pen, notamment l'antisémitisme. Mais, pour Ugo Palheta, son projet politique véritable peut être qualifié de néofasciste. © YANN COATSALIOU/BELGAIMAGE

« La France est un des pays européens où le danger fasciste est le plus intense »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

A contre-courant de la dédiabolisation pratiquée par Marine Le Pen, le sociologue Ugo Palheta, auteur de La Possibilité du fascisme, juge que l’extrême droite française s’est rapprochée du fascisme originel. En prônant le « ni droite ni gauche » et en fustigeant le « mondialisme financier ».

Alors que le Rassemblement national (ex-Front national) de Marine Le Pen tente de se dédiaboliser en abandonnant certains éléments programmatiques de son père, fondateur du parti, parmi lesquels l’antisémitisme, Ugo Palheta, sociologue et maître de conférences à l’université de Lille, taille en pièces cette stratégie et estime, au contraire, que la nouvelle présidente a rapproché la formation d’extrême droite française du fascisme originel. Rencontre.

Vous écrivez que « c’est le triomphe du capitalisme dans les années 1980-1990, engageant une série de régressions sociales majeures, qui a permis la renaissance de l’extrême droite ». Comment le néolibéralisme aurait-il mené à cette conséquence politique ?

Oui, et j’ajoute d’ailleurs :  » C’est sa crise qui met à nouveau le fascisme à l’ordre du jour.  » Effectivement, les politiques néolibérales ont pu sembler constituer un triomphe pour le capitalisme puisqu’elles sont parvenues à faire reculer les syndicats, à remettre en cause nombre de conquêtes sociales (les services publics, la protection sociale, le droit du travail, etc.), et ainsi à rétablir en partie les profits des entreprises, qui avaient baissé dans les années 1970. Mais ce faisant, le néolibéralisme a eu aussi pour effets d’accroître l’instabilité économique du système, notamment du fait de la financiarisation, et de délégitimer le personnel politique traditionnel, de droite comme de gauche, à juste titre considéré comme responsable de la dégradation des conditions de travail et de vie de la majorité de la population. Une frange croissante de celle-ci s’est donc retrouvée orpheline d’une représentation politique et une partie a pu se tourner vers l’extrême droite. Car, dans le même temps, l’extrême droite est parvenue à imposer un nouveau clivage – national-racial – en marginalisant la distinction de classe qui structurait le champ politique jusqu’alors, bien aidé en cela par les partis dits  » de gouvernement « .

Ugo Palheta :
Ugo Palheta :  » La crise du néolibéralisme met à nouveau le fascisme à l’ordre du jour. « © ALAIN JOCARD/BELGAIMAGE

Quelles seraient les conditions de l’avènement du fascisme au départ des démocraties occidentales ?

Il me semble que la principale condition est celle qu’on peut résumer à travers le concept de  » crise d’hégémonie  » : les classes dominantes continuent de dominer (et la bourgeoisie d’exploiter), mais leur domination est instable et fragile politiquement. En d’autres termes, elles parviennent de moins en moins à obtenir le consentement de la majorité de la population à leurs politiques et à l’ordre existant. Cela ne veut pas dire que la fronde généralisée à l’égard des dirigeants politiques puisse aisément se muer en engagement en faveur d’une tout autre société. Le fascisme n’est donc en aucun cas le produit mécanique d’une crise économique et sociale : ce n’est que lorsqu’une crise de ce type se transforme en crise politique particulièrement aiguë, brutale et profonde que le fascisme se trouve à l’ordre du jour. Encore faut-il qu’ait émergé et que se soit développée dans le même temps une force d’extrême droite, indépendante de la droite traditionnelle, et à laquelle adhère activement une partie importante de la population.

Est-ce une caractéristique de l’extrême droite de modifier son programme en fonction du contexte ? Le Front-Rassemblement national en a-t-il fourni la démonstration ces trente dernières années ?

C’était déjà une caractéristique du fascisme historique non seulement de changer de programme d’un jour à l’autre pour s’adapter à différents contextes ou séduire différentes couches sociales. Les fascistes affichaient rarement leurs intentions et méprisaient les programmes. Ce qu’ils voulaient par-dessus tout, c’était le pouvoir. Benito Mussolini pouvait dire  » Notre doctrine, c’est le fait « , et Hermann Goering, en 1931, déclara de manière très instructive :  » Nous voulons prendre le pouvoir légalement. Mais ce que nous ferons de ce pouvoir, quand nous l’aurons, c’est notre affaire.  » Cela signifie qu’il ne faut jamais prendre pour argent comptant ce que disent les fascistes lancés à la conquête du pouvoir. C’est encore plus vrai aujourd’hui puisque l’extrême droite contemporaine doit composer avec la détestation du fascisme et surtout du nazisme, dont elle est obligée de se distancier pour ne pas être condamnée à la marginalité politique. Si l’on prend le Front national, en France, on voit bien cette nature intrinsèquement opportuniste : en matière économique, il est passé d’une orientation brutalement néolibérale à une orientation vaguement keynésienne ; sur l’international, de l’appui à l’impérialisme états-unien au soutien à l’impérialisme russe ; au plan social, d’une violente hostilité aux services publics à la critique des privatisations ; en politique, du refus de la laïcité à sa défense inconditionnelle, mais en détournant la laïcité de son sens originel pour en faire un instrument de stigmatisation des musulmans.

Le triomphe du néolibéralisme, prôné par Ronald Reagan et Margaret Thatcher dans les années 1980, a permis la renaissance de l'extrême droite, selon Ugo Palheta.
Le triomphe du néolibéralisme, prôné par Ronald Reagan et Margaret Thatcher dans les années 1980, a permis la renaissance de l’extrême droite, selon Ugo Palheta.© MARY ANNE FACKELMAN-WHITE/BELGAIMAGE

Vous écrivez que le « ni droite, ni gauche » de Marine Le Pen, ainsi que sa promotion de l’Etat, la rapprochent plus du fascisme que la « droite nationale, sociale et populaire » de son père. En quoi ?

L’une des caractéristiques fondamentales du fascisme de l’entre-deux-guerres, d’un point de vue idéologique, est sa prétention à constituer une troisième voie : ni droite ni gauche, ni capitalisme ni socialisme. De même, le fascisme avait plutôt tendance – même si là aussi Mussolini pouvait dire à peu près tout et son contraire – à développer un culte de l’Etat et une critique antisémite du capitalisme. Donc, en amplifiant la rhétorique  » ni droite ni gauche « , en s’en prenant au  » mondialisme financier  » et en chantant les louanges de l’Etat-nation face aux dégâts créés par le capitalisme, Marine Le Pen s’est rapprochée idéologiquement du fascisme historique davantage qu’elle ne s’en est éloignée.

La défense et le rayonnement de l’identité française couplés à la stigmatisation du musulman sont-ils le nouveau terreau d’expansion de l’extrême droite ?

Ils sont l’un des terreaux principaux. La France est une vieille puissance impériale et, à ce titre, le racisme y est présent depuis fort longtemps, imprégnant les institutions comme les mentalités. Mais il y a des inflexions et, à partir des années 1980, et surtout 2000, le racisme est devenu extrêmement central dans le champ politique. Pour pallier un déficit d’hégémonie et pour siphonner l’électorat du FN, nombre de dirigeants politiques de premier plan – Jacques Chirac puis Nicolas Sarkozy, mais également Manuel Valls – ont cherché à bâtir une coalition politique autour d’un axe national-racial, en gros un  » bloc blanc  » composé de couches sociales très diverses, mais qui seraient unis par un intérêt national et même civilisationnel commun. Ils ont donc construit un ennemi de l’intérieur en organisant un double consensus : antimigratoire et antimusulman. En banalisant et en légitimant son discours, ils ont évidemment servi les plats à une extrême droite qui n’en demandait pas tant.

Le Rassemblement national pourrait-il connaître une évolution du style de celle de l’Alliance nationale en Italie et muter en parti de la droite classique ?

Oui, un processus de notabilisation n’est pas à exclure. Mais, pour l’instant, la direction du Rassemblement national maintient sa ligne d’indépendance politique vis-à-vis de la droite et a toujours été claire sur le fait que son objectif, ce ne sont pas quelques postes de plus dans les institutions (sinon elle chercherait par tous les moyens à contracter des accords électoraux avec la droite), mais bien le pouvoir. Cela veut dire qu’à ce stade, dans l’esprit de ses dirigeants, leur projet politique véritable, qui ne se confond pas avec ce qu’ils en disent publiquement, et que je caractérise dans le livre comme néofasciste, vaut bien plus que les nombreux sièges d’élus supplémentaires qu’ils pourraient obtenir s’ils se rapprochaient de la droite comme l’avait fait l’Alliance nationale en Italie.

La Possibilité du fascisme, par Ugo Palheta, La Découverte, 270 p.
La Possibilité du fascisme, par Ugo Palheta, La Découverte, 270 p.

Vous dites que le « front républicain » ne suffit plus pour combattre l’extrême droite et vous prônez des mesures plus radicales, dont la fin du droit à la parole, voire le recours à la violence. Faut-il user de moyens antidémocratiques pour lutter contre un ennemi potentiel de la démocratie ?

Le  » front républicain  » n’a jamais suffi et n’a été efficace que de manière illusoire. A moyen et long terme, il est dévastateur de s’allier avec des partis et des dirigeants qui, par les politiques qu’ils mènent (néolibérales, autoritaires et xénophobes), nourrissent la progression du fascisme. Je ne prône pas la violence : je dis simplement que, face à un ennemi qui attire à lui des individus ultraviolents et dont le projet est intrinsèquement violent aussi bien qu’antidémocratique, puisqu’il vise à purifier la nation en la débarrassant des minorités ethno-raciales et à supprimer tout espace de contestation sociale et politique, il faut revaloriser les moyens collectifs et organisés d’autodéfense populaires, antiracistes et féministes. Ce qui me semble prioritaire, c’est la construction d’un front uni : un front d’organisations politiques, de syndicats, d’associations, de collectifs, mais un front qui déborde vers des centaines de milliers de gens qui ne sont membres d’aucune organisation ; un front qui porte non seulement la nécessité d’une rupture avec le capitalisme néolibéral, mais aussi l’exigence d’une démocratie réelle et d’un démantèlement du racisme en tant que système de discrimination.

Vous affirmez que les intellectuels français tendent à sous-estimer la menace fasciste. Pourquoi, selon vous ?

C’est lié, entre autres choses, à la mythologie républicaine française de la France conçue comme  » patrie des droits de l’homme « , comme  » phare de l’humanité « , etc. Dans cette vision, la France est à jamais  » allergique  » au fascisme. Je pense tout le contraire : parce qu’elle est un vieil impérialisme en déclin (on sait combien le fascisme joue du sentiment de déclin en faisant miroiter une renaissance nationale), parce que des contradictions sociales et politiques s’y sont accumulées depuis plus de trente ans, parce que le champ politique tout entier est gangrené par le racisme et la xénophobie, parce que l’extrême droite y dispose d’une implantation ancienne et profonde, la France est l’un des pays en Europe où le danger fasciste est le plus intense.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire