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« La confiance dans la politique diminue tellement que l’on se dit déçu beaucoup plus vite »

Le Vif

L’impopularité express d’Emmanuel Macron illustre-t-elle la difficulté de gouverner en ces temps de désamour démocratique ? Roland Cayrol, politologue spécialiste de l’opinion, décrypte les conséquences politiques du mouvement des gilets jaunes.

La colère des gilets jaunes est-elle vraiment le symbole d’une crise inédite dans la relation qu’un président entretient avec les Français ?

Il y a bien sûr des éléments qui font penser à d’autres crises. De Gaulle avait déjà connu celle des mineurs (NDLR : en 1963) et Mai 1968… Sous d’autres présidences, les observateurs ne se sont jamais abstenus de dire que certains troubles pouvaient mettre en cause le régime. Mais les gilets jaunes ont quelque chose de particulier : ils n’appartiennent pas à une organisation, n’ont pas de références, d’opinions politiques et de revendications communes. Les affronter est compliqué pour le pouvoir. Il ne peut jouer complètement ni de la négociation ni de la fermeté, parce que ces gens disent des choses que des millions de Français ressentent.

C’est-à-dire ?

Le pouvoir d’achat était devenu, depuis six mois, la première revendication des Français. Cela faisait trente-sept ans que le chômage était en tête des préoccupations – à l’exception de 2006-2007, où l’insécurité avait pris le pas quelque temps. Trente-sept ans ! C’était à l’aune de l’emploi que l’on jugeait la politique. Aujourd’hui, les Français veulent pouvoir se payer un bifteck à la fin du mois. Cette inversion de la hiérarchie ne pouvait que mal tourner, avec un pouvoir qui ne l’a pas vue venir.

Les Français ne veulent ni un grand frère ni un président normal.

En rejetant les partis politiques et en créant une relation directe avec les Français, Emmanuel Macron n’est-il pas le premier responsable de la crise ?

Le recours au suffrage universel direct pour l’élection présidentielle est l’élément auquel les Français tiennent le plus dans la Constitution. Conséquence : le président est le seul vrai interlocuteur au niveau national. Sous de Gaulle, les gens criaient :  » Charlot, des sous !  » Emmanuel Macron, lui, est jeune, il avait promis une transformation. Mais le changement, sur les bulletins de paie et les étiquettes de prix, n’est pas là. S’ajoutent ses fameuses petites phrases ou l’accusation de mépris social et technocratique… Cela dit, les résultats importent plus que l’image personnelle, qui ne fait que  » colorer  » un vote, une grogne, voire la haine. Les Français n’ont pas congédié Nicolas Sarkozy parce qu’il a dit  » Casse-toi pauv’con ! « , ni François Hollande à cause de ses blagues. Lors des élections, ce sont les problèmes de fond qui l’emportent.

« Mépris social et technocratique » : n’est-ce pas une image qu’ont eue tous les présidents français ?

C’est un trait qu’Emmanuel Macron partage avec Nicolas Sarkozy. L’invention de l’expression  » président des riches  » n’a jamais cessé de coller à la peau de Sarkozy. Mais chez François Hollande, par exemple, il n’y avait pas cette dimension de mépris. Comme Jacques Chirac, il avait une image d’homme  » sympathique « .

Y a-t-il des traits communs qui se dégagent dans l’opinion d’un président à l’autre ?

Ce qui est commun renvoie aux institutions. Le président français est la personne qui décide de tout, celle dont dépend notre avenir, qui incarne la France aux yeux de l’étranger. Il y a une telle personnalisation du pouvoir que l’on imagine que le président peut appuyer sur n’importe quel bouton, qu’il soit nucléaire ou qu’il s’agisse de celui qui gouverne la vie des Français. L’opinion survalorise la personne présidentielle, perçue comme une sorte d’Etre suprême de la République. C’est d’ailleurs de moins en moins spécifique à la France. Dans des régimes parlementaires européens, comme l’Angleterre, l’Italie ou l’Allemagne, cette personnalisation se produit également.

Roland Cayrol, politologue, ancien directeur de l'institut de sondages CSA.
Roland Cayrol, politologue, ancien directeur de l’institut de sondages CSA.© T. COEX/AFP

La crise des gilets jaunes intervient après dix-huit mois de pouvoir. Cela traduit-il une accélération des attentes des Français à l’égard de leur président ?

Il y a une loi encore plus forte que cela, c’est que les états de grâce durent de moins en moins longtemps. La confiance dans la politique diminue tellement que l’on se dit déçu beaucoup plus vite. En 1974, le slogan de la campagne du PS était  » Changer la vie « . On pouvait encore faire croire à des citoyens que la politique pouvait transformer leur existence !

En 2012, François Hollande s’est fait élire avec  » Le changement, c’est maintenant. » Mais il s’agissait d’une simple promesse de rupture avec son prédécesseur. Les présidents doivent-ils se présenter, pour gagner, comme les contraires de leurs prédécesseurs ?

La clé du succès d’Emmanuel Macron, c’est qu’il n’a justement pas fait cela. Il a dit : il faut que la gauche et la droite travaillent ensemble. Il a fait valoir qu’il n’était plus possible que chaque majorité défasse systématiquement ce qu’avait effectué la précédente, qu’il fallait que les gens sérieux se mettent autour de la table pour changer la France. Cela a suscité un intérêt parce que l’idée correspondait exactement à ce que les Français disaient aux sondeurs depuis dix ans.

Comment expliquer à la fois la lassitude envers des présidents et l’attachement des Français à la fonction ?

Les Français restent attachés au président parce qu’il leur  » appartient  » depuis le référendum de 1962 et l’élection présidentielle au suffrage universel direct. Ils seraient même prêts à lui donner plus de pouvoir ! Son autorité n’a jamais été remise en question. En revanche, la demande de démocratie participative à tous les autres niveaux est extrêmement forte. Pendant longtemps, les Français voulaient être mieux informés, mieux comprendre comment se prenaient les décisions. Désormais, ils veulent participer à ces prises de décisions, qui concernent leur destin. Paradoxalement, Macron en avait parlé pendant sa campagne. Dans son discours de Strasbourg, il avait promis un compte rendu de mandat chaque année, devant des citoyens tirés au sort. Mais cette promesse s’est transformée, dès avant la fin de sa campagne, en promesse de discours annuel devant le Congrès à Versailles (NDLR : réunion de l’Assemblée nationale et du Sénat).

Nicolas Sarkozy en 2012 comme Emmanuel Macron aujourd'hui : tous les chefs d'Etat français ont vu leurs fameuses
Nicolas Sarkozy en 2012 comme Emmanuel Macron aujourd’hui : tous les chefs d’Etat français ont vu leurs fameuses  » petites phrases  » reprises par les manifestants.© V. KESSLER/REUTERS

L’impopularité est-elle une fatalité ?

Non seulement la durée de l’état de grâce diminue, mais la courbe d’impopularité descend de plus en plus bas. Le général de Gaulle, lui, est resté à un taux de popularité fort. Quant à François Mitterrand, il a réussi à remonter, après avoir fortement baissé. Mais c’était un effet de la cohabitation (NDLR : 1986-1988).

Quelles qualités devrait avoir le président français idéal pour résister à l’épreuve du feu de l’opinion ?

Des qualités personnelles de courage, d’autorité. A quoi il faut ajouter de l’empathie. Le président doit donner le sentiment qu’il comprend la société française. Le reproche de ne pas la comprendre a été fréquent dans l’histoire. Il faut aussi avoir un cap. Sous Chirac, les Français se sont demandé s’il y avait un pilote dans l’avion. Avec Nicolas Sarkozy, cette interrogation s’est vite transformée : il y a un pilote, d’accord, mais où va-t-il ? Avec Hollande, l’opinion n’était pas sûre d’avoir un pilote, mais elle était certaine qu’il n’y avait pas de cap. Avec Macron, les Français ont su très vite qu’il y avait un pilote. Mais celui-ci se rend-il compte qu’il y a des passagers à bord ? Les Français ne veulent ni un grand frère ni un président normal. Cela dessine un mélange de contraires très compliqué.

Par Alexandre Sulzer.

* Roland Cayrol publie, fin janvier, Le Président sur la corde raide (Calmann-Lévy), un ouvrage sur les enjeux du macronisme.

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