Carte blanche

« On peut bien se passer des falsifications historiques »

Une fois de plus, le chroniqueur Jules Gheude a vu la fin inéluctable de la Belgique dans sa boule de cristal (Le Vif, 5 janvier 2019). Toutefois, sa tribune libre n’est pas dépourvue de contre-vérités historiques.

Une construction artificielle?

Gheude affirme entre autres que la Belgique, selon lui une « construction artificielle« , s’est constituée en 1830 d’un « trait de plume diplomatique« . On peut tout d’abord se demander quels Etats ont été créés par Dieu même ou par la nature. En outre, il est impossible d’affirmer que la Belgique naquit en 1830. En réalité, notre pays devint indépendant cette année-là, bien qu’il ait existé depuis des centaines d’années auparavant. Le Royaume de Belgique a été créé en 1830, pas l’Etat belge. Celui-ci formait déjà une entité politique depuis le moyen âge, en faisant abstraction de la Principauté de Liège.

On peut lire d’ailleurs dans des textes qui pré-datent l’indépendance de la Belgique d’environ un demi-siècle sur « la Belgique unie », les « provinces belges », voire sur la « souveraineté de la Belgique » (1790), tant en néerlandais qu’en français. Si la Belgique n’existait pas avant 1830, pourquoi alors les alliés ont-ils proclamé, après la fin du joug français, son indépendance en 1814? Pourquoi lit-on dans des proclamations autrichiennes de l’époque sur « la patrie belge » ou sur « le peuple belge »?

En outre, il est fautif de penser que notre indépendance s’est faite par un acte diplomatique. La Belgique est devenue indépendante et les grandes puissances en ont pris acte. Toutefois, il est libre à chacun de croire que la France a été créée en 1958 (Vième République), l’Allemagne en 1990 ou que la Catalogne n’existe pas.

Contre-vérités historiques

« Même le choix du monarque nous fut imposé par Londres« , affirme l’auteur pour prouver le prétendu caractère « artificiel » de la Belgique. Or, le fait que les puissances ont attribué le trône grec à Otto de Bavière en 1832 serait-il une preuve que la Grèce fut une invention du 19ième siècle? Est-ce que l’Iran n’a-t-il commencé à exister vraiment en 1953, au moment où le chah était mis en au pouvoir par les Etats-Unis et le Royaume Uni, bien que le pays ait été un Empire durant 2.400 ans auparavant? De plus, le Royaume-Uni n’a pas imposé un monarque à la Belgique. Tant le choix de la monarchie constitutionnelle comme forme d’Etat que la nomination de Léopold I comme premier Roi des Belges ont été faits par le Congrès national belge.

Gheude répand encore une contre-vérité historique lorsqu’il « cite » le premier ministre belge Charles Rogier. Celui-ci aurait déclaré que la seule langue des Belges devait être le français et qu’il falait confier toutes les fonctions civiles et militaires aux Wallons et aux Luxembourgeois pour arriver à ce résultat. Ainsi, les Flamands seraient contraints d’apprendre le français, et l’on détruirait peu à peu l’élément germanique en Belgique.

Or, la lettre de laquelle il tire cette citation est apocryphe. Selon la légende, elle aurait été adressé par le libéral Rogier à son opposant catholique Raikem en 1832 ou en 1834. Cependant, la première fois que l’on retrouve ce texte est en 1866. Il s’agit en réalité d’un commentaire d’un historien gantois sur Rogier. Déjà en 1902 cette falsification fut démontrée de manière exhaustive par un flamingant.

La création de la Flandre

Gheude prétend que le mouvement flamand fut fondé pour contrecarrer ce prétendu « génocide linguistique » (sic!). En réalité, ce mouvement était dès son origine un courant au sein du nationalisme culturel belge. Dans le sillage de l’enthousiasme autour de la révolution belge, des philologues, des historiens et des écrivains allaient à la recherche des éléments qui rendaient la Belgique plus belge. Un élément important dans ce romantisme national fut la langue populaire. C’est ainsi que, pendant les années 1840, le mot « Flandre » pour indiquer toutes les provinces néerlandophones de la Belgique fut conçu dans un petit cercle de flamingants. Avant, la Flandre fut un synonyme pour le Comté de Flandres, qui avait existé depuis 900 ans et qui n’a rien à voir avec la Flandre « moderne ».

Quoi qu’il en soit, les exigences politiques du mouvement flamand datent de beaucoup plus tard que l’auteur nous veut faire croire et l’élément antibelge dans ce courant politique n’est d’ailleurs pas plus ancien que la Première Guerre Mondiale.

Selon l’auteur la grande majorité des francophones ignore à quel point ce mouvement a dû lutter pour arracher les premières lois linguistiques et faire en sorte que la Flandre puisse se faire entendre sur l’échiquier politique. Rassurons-le. En ce qui concerne la lutte pour les lois linguistiques, il s’agit d’une amnésie bien belge. Impossible de prétendre en effet que la grande majorité des néerlandophones a une connaissance de cette matière.

De plus, la première loi linguistique était adoptée en 1873, ce qui est assez rapide. A titre de comparaison, jusqu’en 1984, presque 100 ans après l’indépendance du Luxembourg, le français était la seule langue officielle au Grand-Duché. Cependant, la langue luxembourgeoise est l’idiome de la majorité. Certes, le frison dispose aujourd’hui de quelques facilités en Frise (Pays-Bas), mais 325 ans après l’indépendance néerlandaise, la langue ne se trouve toujours pas sur un pied d’égalité avec le néerlandais. Ironiquement, Gheude admire la République française, un pays qui a que réellement éradiqué les langues et même interdit le néerlandais pendant l’occupation française de la Belgique (1794-1814).

La Flandre n’avait-elle vraiment pas de voix politique pendant le 19ième siècle? Gheude le prétend, mais le contraire est vrai. Prenons, en guise de preuve, la répartition des sièges pour les élections de la Chambre de Représentants de 1848. A la Chambre, les provinces francophones (y compris l’arrondissement de Nivelles) n’obtinrent que 44 des 108 sièges.

Avant l’introduction du suffrage proportionnel (1899), la dominance des provinces néerlandophones en Belgique était même plus éclatante encore. Ainsi, dans l’ensemble des gouvernements entre 1884 et 1902, il y eut, tout bien compté, un seul (!) ministre wallon, et de 1884 à 1890 il n’y en eut même pas un seul.

Une dernière falsification historique concerne la citation attribuée au diplomate français Talleyrand. A en croire Gheude, ce Français aurait dit en 1832 que deux cents protocoles ne feraient jamais une nation de la Belgique. Or, on ne trouvera pas cette citation dans les documents de cet homme d’Etat. La première fois qu’elle est mentionnée est en 1908 dans un livre du cousin du Comte de Nesselrode. Celui-ci avait reproduit une « conversation » qui aurait eu lieu 80 ans auparavant entre la princesse de Lieven et Talleyrand. Son oncle l’aurait entendu. Cette source est, pour le moins, très contestable.

M. Gheude a parfaitement le droit de souhaiter que la plus grande partie de la Belgique soit annexée par la France. Mais il ne convient pas de porter atteinte à la vérité historique à plusieurs reprises pour arriver à ses fins.

Par Bruno Yammine, Dr. en Histoire

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