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La très délicate enquête Kazakhgate

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Une première inculpation est tombée dans le dossier belge du Kazakhgate, sept ans après les faits et plus de trois ans et demi après l’ouverture d’une information judiciaire. Lenteur coupable ? Retour sur une enquête haute tension.

L’inculpation d’Armand De Decker pour trafic d’influence dans le Kazakhgate, qui est tombée le 4 mai, était attendue. Elle l’était même depuis fort longtemps. Jusqu’ici, l’absence d’inculpation donnait de l’eau au moulin du MR qui pouvait se distancier de l’ancien président du Sénat sans trop l’accabler. Dans une récente interview au journal Le Soir, Didier Reynders lui-même rappelait habilement, en évoquant la situation de son ami ucclois, qu’il n’y avait  » pas de suite judiciaire pour le moment « . C’est désormais chose faite. Mais cette inculpation tardive pose la question de l’enquête judiciaire, de son rythme, de son efficacité, de ses difficultés, en France et plus particulièrement en Belgique.

Depuis le début, cette enquête s’est avérée inédite car elle implique des acteurs de haut rang et surtout deux Etats, voire trois. Rappelons la genèse de la saga. Lors d’une visite officielle de l’ancien président français Nicolas Sarkozy à Astana en 2009, le président du Kazakhstan avait fait savoir que, pour signer des contrats commerciaux avec la France, il lui serait agréable que l’Elysée aide son ami Patokh Chodiev à se sortir du sale pétrin dans lequel il était enlisé en Belgique. Traduction en langage non diplomatique : si tu ne tires pas Patokh des griffes de la justice belge, je n’achèterai pas tes 45 hélicos Eurocopter.

Poursuivi pour corruption et blanchiment dans le scandale Tractebel, l’oligarque belgo-ouzbèke et ses deux associés, Alijan Ibragimov et Alexander Machkevitch, risquaient, en effet, un procès devant le tribunal correctionnel de Bruxelles. Ce qui aurait profondément dérangé le business de leur multinationale minière ENRC qui, à l’époque, était cotée à la Bourse de Londres, très à cheval sur les questions de gouvernance. L’Elysée a donc mis sur pied une cellule spéciale dont la mission était de trouver une solution honorable au trio kazakh.

L’inculpation tardive de De Decker pose la question de l’enquête judiciaire, de ses difficultés

C’est le conseiller diplomatique Damien Loras qui, pour Claude Guéant, secrétaire général de l’Elysée, constituera et coordonnera cette cellule qui sera pilotée par Jean-François Etienne des Rosaies et Catherine Degoul – un obscur chargé de mission élyséen, habitué de ce genre de barbouzeries, et une avocate de Nice, proche de feu Jacques Vergès, ténor du barreau français. Ce duo s’adjoindra les services de plusieurs avocats belges et surtout, fin 2010, d’Armand De Decker, aussi vice-président MR du Sénat. Peu après, début février 2011, alors que le gouvernement est en affaires courantes, un projet de loi sur la transaction pénale élargie, est engagé dans le tube législatif du Parlement par le gouvernement.

Ce texte implique une réforme importante du Code d’instruction criminelle, car il élargit la possibilité de négocier une transaction pénale à des infractions comme le faux et usage de faux, souvent invoquées dans les affaires de fraude, corruption, blanchiment… Cela intéresse évidemment les Kazakhs et l’Elysée, pressés d’en finir pour conclure le contrat Eurocopter. La loi sera votée dans une précipitation suspecte, bien que le texte ait été mal torché. Un projet de loi réparatrice est engagé, mais sans attendre son adoption, le parquet général conclura une transaction avec le trio, le 17 juin 2011. Dix jours plus tard, le contrat franco-kazakh est signé, au salon du Bourget… Quant à Degoul, des Rosaies et De Decker, leurs services seront grassement rétribués.

L'affaire Jean-François Godbille : vraiment très gênante pour le parquet général de Bruxelles.
L’affaire Jean-François Godbille : vraiment très gênante pour le parquet général de Bruxelles.© BENOIT DOPPAGNE/belgaimage

L’enquête française démarre vite

Moins d’un an plus tard, Tracfin, la cellule antiblanchiment française (équivalent de la CTIF belge), repère et dénonce au procureur de la République des mouvements atypiques sur un compte ouvert par Etienne des Rosaies à la banque Neuflize. Il s’agit de virements de plusieurs centaines de milliers d’euros en provenance d’une société des Iles Vierges britanniques, créée en 2010, et d’un compte KBC de Guy Vanden Berghe. Ce dernier, un ingénieur ucclois, opérait pour l’avocate Degoul. Il avait monté une structure de sociétés et comptes bancaires permettant d’occulter l’origine des fonds. Il est vite apparu que ces fonds destinés à des Rosaies provenaient de Patokh Chodiev. Dès le 11 avril 2012, le parquet de Paris diligente une enquête préliminaire.

Le 12 octobre, dans un article intitulé  » Quand Sarko faisait la loi en Belgique « , Le Canard enchaîné dévoile la fameuse  » note très confidentielle  » qui va révéler l’affaire au grand public. Dans cette note datée du 28 juin 2011 (le lendemain de la signature du Bourget), Etienne des Rosaies expose  » pour mémoire  » à Claude Guéant la réussite de la mission dont il a été chargé, évoquant Damien Loras – l' » officier traitant de Chodiev  » – , Catherine Degoul et le  » ministre d’Etat Armand De Decker que l’Etat français oubliera de remercier !  » et  » qui nous a apporté  »l’adhésion » des ministres de la Justice, Finances et Affaires étrangères  » belges.

L’enquête va avancer assez rapidement et, le 20 mars 2013, les juges d’instruction René Grouman et Roger Le Loire en prennent les commandes,  » vu la gravité et la complexité  » de l’affaire, comme le souligne l’ordonnance de leur désignation. Les deux magistrats comprennent vite que l’argent est le nerf du dossier. Sans attendre, le 5 juin, ils adressent à la Belgique une demande d’entraide judiciaire concernant l’ouverture de comptes par Vanden Berghe chez KBC et à la banque Delen d’Anvers. Dans ses motivations, cette commission rogatoire évoque clairement les noms de Degoul et des Rosaies.

A l’époque, Le Vif/L’Express et De Standaard étaient déjà revenus sur les révélations du Canard, dévoilant le processus parlementaire sur la transaction élargie et le recours à la discrète technique de l’amendement à une loi fourre-tout, introduit en commission des finances par la députée VLD Carina Van Cauter que le cabinet Reynders avait discrètement sollicitée. Quant à Armand De Decker, nous expliquions qu’il n’apparaissait quasi nulle part en tant qu’avocat dans la procédure judiciaire. Nous révélions enfin un joli cadeau – deux montres en or – offert par Patokh Chodiev à Damien Loras ( Le Vif/L’Express du 15 janvier 2013).

Atermoiements côté belge

Les comptes d'Etienne des Rosaies sont à la base de l'enquête française.
Les comptes d’Etienne des Rosaies sont à la base de l’enquête française.© Belgaimage

Avec tous ces éléments et la commission rogatoire française qui était connue du parquet, la justice belge aurait pu embrayer en ouvrant sa propre enquête. Ce ne fut pas le cas. Pas encore. Manque de réactivité ?  » C’est toujours facile de dire cela a posteriori. Au moment où la commission rogatoire a été effectuée, il n’y avait aucune raison d’ouvrir directement un dossier en Belgique « , a expliqué à la commission d’enquête parlementaire Kazakhgate le procureur du roi de Bruxelles, Jean-Marc Meilleur, qui n’était pas encore en poste à cette époque.

C’est tout de même étonnant, d’autant qu’en 2009, dans une dénonciation au parquet de Bruxelles, la CTIF (la cellule antiblanchiment belge, donc) avait épinglé Guy Vanden Berghe et Catherine Degoul, laquelle avait mandat sur plusieurs comptes en Belgique de sociétés de l’île de Man, une dépendance de la couronne britannique connue pour sa fiscalité paradisiaque. En septembre 2006 déjà, la CTIF avait dénoncé l’avocate niçoise pour des mouvements financiers douteux entre le Mali, la Belgique et une société de l’île de Man. La dénonciation de 2009 a fait, en outre, l’objet de plusieurs courriers subséquents de la CTIF au parquet, en 2012, en janvier 2013 et même après. Mais aucun signal d’alerte ne s’est rallumé suite à la demande d’entraide française et aux articles de presse.

Ici encore, Jean-Marc Meilleur s’est justifié :  » Il faut toujours se placer au moment où le magistrat reçoit le dossier en question, avec l’information qu’il avait alors.  » La justice belge ne sera cependant pas beaucoup plus rapide pour réaliser la commission rogatoire du 5 juin 2013. Celle-ci ne sera transmise au juge d’instruction Jean-Claude Van Espen que le 2 octobre 2013, après une incontournable et lente procédure exequatur qui rend exécutoire une décision de justice étrangère. Le juge Van Espen lancera aussitôt les enquêtes en banque requises, lesquelles prendront plusieurs mois.

Mais, surtout, la perquisition du domicile ucclois de Guy Vanden Berghe, demandée par Grouman et Le Loire, ne sera exécutée que le 8 septembre 2014, après avoir été programmée une première fois en avril puis postposée en raison du déménagement (pourtant prévisible) de la police judiciaire de Bruxelles… Bref, les policiers belges ne trouveront chez Guy Vanden Berghe que quelques documents, dont – ironie du sort – une copie d’un questionnaire du Vif/L’Express et du Standaard envoyé par fax à Catherine Degoul en janvier 2013.

Pour le procureur du roi Jean-Marc Meilleur, il est toujours facile de réécrire l'histoire a posteriori.
Pour le procureur du roi Jean-Marc Meilleur, il est toujours facile de réécrire l’histoire a posteriori.© Bart DEwaele/ID photo AGency

Les Français ont attendu les Belges…

Le même jour de septembre 2014, Catherine Degoul et Etienne des Rosaies sont placés en garde à vue par les juges français, puis mis en examen, notamment pour  » complicité de corruption active d’agent public étranger sur la personne d’Armand De Decker « . Suivront rapidement Guy Vanden Berghe et deux autres protagonistes du dossier. Il semble clair que les enquêteurs français ont dû attendre la perquisition à Uccle pour lancer leurs gardes à vue. Comme un ressort qu’on vient de relâcher, ils multiplieront ensuite interrogatoires et confrontations à un rythme soutenu.

Côté belge, il faudra attendre le 14 octobre 2014, après la parution dans Le Monde d’un article relatant la genèse de l’enquête française, pour qu’un policier de l’OCRC rédige une notice initiale BR. 25. RD. 006042/2014 à charge de X du chef de corruption. Cette fois, plus le choix, le parquet de Bruxelles lance enfin une enquête. Mais il préfère ouvrir une information plutôt qu’une instruction judiciaire. La procédure est moins lourde mais ne permet ni perquisition ni écoutes ni mandat d’arrêt et présente surtout moins de garantie d’indépendance, alors qu’un ancien président du Sénat se trouve au centre des investigations.

Une option curieuse qui laissera dubitatifs nombre d’observateurs du monde judiciaire. Certains disent que le parquet général, pointé du doigt dans le Kazakhgate pour avoir signé un peu trop vite la transaction avec les Kazakhs, aurait exercé des pressions et que cela explique pourquoi l’enquête belge a démarré si tardivement et sous forme d’information.

La substitute Lorraine Pilette et l’inspecteur de l’OCRC Michel Devisscher mèneront les investigations pratiquement à temps plein, durant deux ans. Un magistrat et un seul policier, cela paraît peu, surtout comparé aux deux juges français et à l’équipe d’enquêteurs spécialisés en délinquance financière qui les accompagnent. Aux députés qui le lui feront remarquer à la commission Kazakhgate, le procureur Meilleur rétorquera que  » l’affaire française est bien plus large  » que la belge, assurant que  » les moyens ont été mis « .

Quoi qu’il en soit, Pilette et Devisscher ne ménageront pas leurs efforts. Ils auditionneront largement les acteurs liés à la transaction élargie, dont les ministres cités par des Rosaies dans ses notes confidentielles (Didier Reynders, Stefaan De Clerck, Steven Vanackere) ainsi que Catherine Degoul en commission rogatoire à Paris. En novembre 2016, la substitute tombe malade pour plusieurs semaines. Trop de pression ? On évoque un burn-out et la possibilité de la remplacer.

Le parquet général de Bruxelles éclaboussé

La justice française s'intéresse toujours aux 5 millions d'euros reçus en cash par Me Degoul de Chodiev.
La justice française s’intéresse toujours aux 5 millions d’euros reçus en cash par Me Degoul de Chodiev.© dr

Un rebondissement va alors entraîner l’extradition du dossier vers une autre juridiction : l’affaire Godbille, du nom de l’avocat général de Bruxelles. Mi-janvier 2017, suite à des écoutes téléphoniques dans une enquête fiscale belgo-monégasque, Jean-François Godbille est mis sur la sellette. Explication : en janvier 2012, Degoul a versé 25 000 euros à la fondation de la princesse Léa, à la demande d’Armand De Decker, affirme l’avocate. Il est apparu que ce montant était destiné à l’asbl scoute que Godbille préside. Le hic est que ce magistrat est intervenu dans le dossier Chodiev, ponctuellement mais à plusieurs reprises. Vraiment très gênant pour le parquet général de Bruxelles… La Cour de cassation confie alors l’enquête au parquet général de Mons, où un conseiller instructeur, Olivier Delmarche, est nommé dès le début de mars 2017.

Après un an d’instruction, mais trois ans et demi après la notice initiale de l’OCRC, une première inculpation, celle d’Amand De Decker, vient de tomber, ce 4 mai, dans le volet belge du Kazakhgate. Les juges français ont mis deux fois moins de temps à signifier les premières mises en examen et ce malgré la lenteur de la commission rogatoire en Belgique qui a très probablement retardé la date des gardes à vue de Degoul et des Rosaies.

Depuis septembre dernier, l’instruction française a été reprise par deux pointures, les juges Aude Buresi et Serge Tournaire, qui multiplient les enquêtes délicates (François Fillon, Vincent Boloré, Sarkozy-Kadhafi, Bygmalion, Serge Dassault…). Ces deux magistrats sont aussi discrets à l’égard des médias (Aude Buresi n’est jamais apparue en photo) qu’inflexibles au niveau de leurs investigations. Réservant les mêmes méthodes aux élus et aux grands patrons qu’aux petits voyous, ils sont devenus le cauchemar des hommes politiques. Selon nos informations, ils ont récemment interrogé Armand De Decker, avant de le confronter à Catherine Degoul. La collaboration entre Paris et Mons serait aujourd’hui excellente. Aude Buresi connaîtrait le dossier belge sur le bout des doigts.

Elle s’intéresserait aussi de près au rôle joué par les services secrets français et belge dans ce dossier, notamment par Bernard Squarcini, proche de Sarkozy et ancien patron de la DCRI (Direction centrale du renseignement intérieur français), qu’elle a déjà mis en examen dans une autre affaire. Les juges français continuent, par ailleurs, à investiguer sur les cinq millions d’euros que Degoul a reçus en cash de Chodiev, fin 2011, dans un hôtel de Zurich et qui ont  » disparu dans la nature « . Côté belge, il reste le volet des 25 000 euros versés à l’asbl de Jean-François Godbille. Il est toujours inconfortable pour un magistrat d’enquêter sur un de ses pairs. Mais les faits sont là et l’instruction montoise devrait continuer à être menée en toute indépendance.

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