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Joachim Lafosse : « Le tennis, c’est l’école de la vie »

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

A quel sport vouent-ils une véritable passion ? Pourquoi ? Depuis quand ? Et avec quel impact sur leur vie, privée comme professionnelle ? Cette semaine : le réalisateur belge Joachim Lafosse, fan de la petite balle jaune depuis son enfance. Le tennis c’est, pour lui, un enseignement. Et une métaphore puissante de la société.

Pour Joachim Lafosse, c’est bien plus qu’un sport. C’est une philosophie de vie. Le réalisateur, auteur de huit longs métrages – dont le dernier né, Continuer, vient d’être présenté à Venise – reconnaît sans pudeur que la simple évocation de sa relation au tennis le reconnecte avec son enfance.  » Quand j’étais enfant, j’ai vraiment rêvé de devenir champion de tennis, sourit-il. Mais je n’avais pas du tout le talent pour y parvenir. J’ai été classé, oui, mais je préfère qu’on ne mentionne pas mon classement. Ça vous donne une idée du niveau… Toutefois, il m’est arrivé, et mes entraîneurs pourraient en témoigner, de battre des adversaires très doués ! Mais en matchs d’entraînement… Lors des compétitions, je perdais complètement mes moyens.  »

Pourquoi ce sport est si beau

De ses 9 ans à ses 15 ans et demi, le petit Joachim s’entraîne tout l’hiver au Brussels avec l’espoir d’être le meilleur entre mai et août, période des interclubs et des tournois.  » Pendant cinq années d’affilée, je ne suis pas parti en vacances pour participer aux compétitions ! Mes parents m’inscrivaient dans les deux catégories, jeunes et adultes. Je jouais contre des adversaires ayant une plus grande intelligence affective que moi. C’était de formidables leçons de vie. Quelle fierté de battre un excellent joueur plus âgé, alors que j’étais encore cadet ! J’aimais aussi beaucoup les interclubs parce qu’il y règne un esprit d’équipe. Je me rappellerai toute ma vie de notre victoire lors d’un double décisif, en demi-finale des interclubs régionaux contre le Primerose, un club prestigieux. Mais mon désir d’être un champion, c’était une fuite, une manière de rêver…  »

Pour gagner un match, vous devez être dans l’instant.

Joachim Lafosse ne deviendra pas professionnel, mais il exercera ses talents comme professeur de tennis jusqu’à ses 23 ans.  » J’ai longtemps pensé que pour réussir dans le sport, tout tenait à la volonté, explique-t-il. Or, s’il y a bien un endroit qui nous montre combien il existe quelque chose de plus irrationnel que ça, c’est le tennis. L’inconscient s’y exprime pleinement. Le physique et le mental y sont indissociables. Les psychologues diraient qu’il n’y a pas de clivage possible. Un joueur de tennis perçoit que si, psychiquement, il n’est pas dans l’apaisement mental nécessaire, le corps ne suivra pas. C’est ça, aussi, qui rend ce sport si beau, parce qu’il nous confronte à nos fragilités. Par exemple, ce que m’a appris le tennis, c’est que si vous pensez à la victoire ou que vous voulez gagner le match, vous le perdez. C’est point par point. Pour gagner un match, vous devez être dans l’instant. Et je le conseillerais à tout le monde :  » Dans la vie, essayez d’abord de voir ce que vous pouvez, là, ici et maintenant. Et si vous le faites bien, le point suivant viendra.  » Gagner un match en pensant point par point, c’est aussi la seule manière de ne pas déprimer. Ça permet de se dire « J’ai fait ce que j’ai pu ».  »

 » Quand on regarde un match, souligne Joachim Lafosse, ce que l’on observe, c’est précisément le pur potentiel de deux êtres qui magnifient ce sport, digne d’un art. Voilà pourquoi j’adore regarder les champions en action.  »

Mon héros - David Goffin Parce qu'
Mon héros – David Goffin Parce qu' » un très grand joueur n’est pas quelqu’un qui aligne les victoires en grand chelem, c’est quelqu’un qui apporte du plaisir en faisant avec ce qu’il est. Là, on se rapproche d’un artiste. D’une expression unique. « © M. JEUSETTE/PHOTO NEWS

Pourquoi David Goffin est sublime

Aujourd’hui, il en est un qui retient son attention.  » David Goffin. Je le trouve absolument sublime, s’enthousiasme Joachim Lafosse, qui ne rate pas un seul de ses matchs retransmis. C’est quelqu’un qui ne « fait » pas avec les moyens de notre époque. Il a un talent inouï, qui tient à son oeil et à son rythme. N’ayant pas la puissance physique de ses adversaires, il doit compenser par une prise de balle anticipée, très courte, avec un temps de réaction plus rapide. Il doit aussi être plus audacieux. Il l’a démontré ces dernières années : ce n’est pas rien d’être dans les dix premiers joueurs du monde. Comme Roger Federer, David Goffin laisse transparaître sa sensibilité sur un court de tennis. « 

En juin 2017, en arrivant à Roland- Garros, le numéro un belge est dans la forme de sa vie. Joachim Lafosse est ébloui :  » Il est alors totalement dans cet état qu’on ne constate que chez les grands champions. Il est dans le plaisir de son jeu, physiquement prêt, affûté, débarrassé de ses préoccupations d’athlète… C’est ça aussi qui est fascinant dans le tennis : c’est par le relâchement que la puissance est la plus grande.  » Mais les espoirs de David Goffin s’évanouissent dès le troisième tour, à cause d’une stupide chute face à l’Argentin Zeballos. Cheville droite tordue. Abandon.  » Etait-ce un hasard ou pas, ou pas ? Etait-ce dû à une surcharge de travail ? Ce sont des questions que je me pose toujours. Justine Henin disait souvent que les blessures ne sont pas là par fatalité…  »

Mon souvenir - Yvan Lendl Parce que
Mon souvenir – Yvan Lendl Parce que  » c’est magnifique, ce type qui a arrêté de jouer toute une année pour juste essayer de gagner Wimbledon « .© BELGAIMAGE

Le joueur liégeois se rétablit, mais il ne revient à son meilleur niveau qu’après trois ou quatre mois.  » Il y arrive, finalement, se qualifie pour les Masters, entre dans le top 10. Puis, survient cette autre stupide blessure : une balle l’atteint à l’oeil. Pour lui, particulièrement, ça a dû être une source d’angoisse énorme parce qu’il doit savoir inconsciemment que son oeil, c’est sa force ! Le temps qu’il doit prendre pour s’assurer que tout va bien est une période de profonde réflexion. Qui l’a visiblement marqué. Pour moi, un très grand joueur n’est pas quelqu’un qui aligne les victoires en grand chelem, c’est quelqu’un qui apporte du plaisir en faisant avec ce qu’il est. Là, on se rapproche d’un artiste. D’une expression unique.  »

 » Pour un être curieux et ayant une grande capacité d’introspection, dont David Goffin est manifestement doté, décode Joachim Lafosse, c’est encore plus dur d’être un champion… Pour être dans les dix premiers, il faut raisonner en termes de rentabilité, de chiffres, il y a un calcul à faire, chercher les points dans certains tournois…  » Un sacrifice.

Intarissable, l’auteur de, notamment, Elève Libre et A perdre la raison, qui explore sans cesse les limites de l’être humain, aimerait un jour faire de sa passion un objet filmé. Réel.  » Mon rêve, j’aimerais vraiment que vous l’écriviez, serait de réaliser un documentaire en suivant David Goffin pendant sa période de préparation. Juste l’entraînement. Pas sa vie privée, pas la compétition, juste l’entraînement. Je trouve que ce moment-là est très beau, c’est celui du geste pur. J’adorais ça. C’est un moment où l’on se découvre beaucoup…  » L’invitation est lancée.

Joachim Lafosse parle encore longuement de ces gloires qui l’ont accompagné.  » J’étais fasciné par les types pas très talentueux, avec une volonté inébranlable. Yvan Lendl, qui était alors Tchécoslovaque, était vraiment mon joueur préféré. C’est magnifique, ce type qui a arrêté de jouer toute l’année pour juste essayer de gagner Wimbledon. Et qui, pour tenter d’y parvenir, a fait construire un terrain en herbe dans son jardin ! Il a remporté tous les tournois du monde mais lorsqu’il montait sur un gazon, la tragédie était en cours. Et Goran Ivanisevic, que j’ai tant aimé plus tard ! Il perd trois finales à Wimbledon, se dit que ce tournoi ne sera jamais le sien. Pendant un ou deux ans, il vit la belle vie et redescend à la 121e place mondiale. Puis, il bénéficie d’une wild card, il sent bien la balle. Plus lourd, moins sec, il est peut-être moins volontariste. Il joue match par match… et il gagne enfin Wimbledon !  » Revoyez les deux derniers jeux de cette victoire par 9-7 au cinquième set, en 2001, contre l’Australien Patrick Rafter. Un moment d’anthologie…

Joachim Lafosse évoque encore le documentaire sur le champion allemand Boris Becker, diffusé sur Netflix.  » Sa vie, après ses triomphes, est une tragédie et il en parle ouvertement. Plus que d’autres, il souffre de ne plus être le champion qu’il a été. Parce qu’il est sans doute plus sensible aux addictions et aux excès. Il s’en rend compte et il le dit.  » Le récent film Borg/McEnroe, qui recrée la rivalité mythique entre ces deux champions des années 1980, le touche moins.  » Il ne faut pas faire un film comme ça. La télévision et le sport, il n’y a rien de plus puissant. Revisiter le sport et les grands athlètes en fiction ne marche pas. Rien ne peut être plus dramatique que le cadre et les règles du jeu. Il faut s’en inspirer pour écrire de bons scénarios, ça oui !  » Et percevoir le tennis comme une métaphore de notre époque.  » Le sport est devenu un objet mille fois plus pertinent que la politique pour parler du monde. Parce que les récits sportifs ont une puissance sans équivalent. Ce n’est pas pour rien qu’il s’agit du domaine dans lequel on investit le plus.  »

Mon match de légende - La finale de Wimbledon 2001 gagnée par Goran Ivanisevic - Parce qu'
Mon match de légende – La finale de Wimbledon 2001 gagnée par Goran Ivanisevic – Parce qu' » il y perd trois finales, se dit que ce tournoi ne sera jamais le sien. Il redescend à la 121e place mondiale. Puis, il bénéficie d’une wild card. Il joue match par match… Et il gagne enfin Wimbledon ! « © CARL DE SOUZA/BELGAIMAGE

Ce que le tennis lui a apporté au cinéma

Le quadragénaire sait désormais prendre le recul nécessaire pour exprimer ce que le tennis lui a apporté dans sa carrière professionnelle :  » Il y a beaucoup de points commun entre la vie d’un tennisman et d’un réalisateur. On se prépare beaucoup pour le grand jour. Le cinéma est un vrai sport collectif, c’est d’ailleurs ce qui m’a sauvé, en m’entraînant vers l’altérité. Quand j’étais joueur, j’ai aussi découvert le rapport avec l’entraîneur, cet homme qui vous aide à vous déployer sur le terrain. Un metteur en scène agit de la même façon avec ses acteurs. Ce n’est pas lui qui joue le match, pas lui qui fait la scène, mais il doit permettre aux acteurs de se déployer au mieux. Ce rapport avec l’entraîneur, c’est quelque chose de difficile pour beaucoup de joueurs de tennis. C’est souvent quand il y a un noeud là, une interdépendance, que ça commence à coincer.  » Pareil au cinéma :  » Vous pouvez avoir la volonté de faire un grand film, il faut que les ingrédients que vous avez décidé de mettre ensemble coexistent, qu’ils vivent. Si certains choix n’ont pas été les bons, l’inconscient ne se déploiera pas.  » Au tennis comme en art et comme dans la vie, le même leitmotiv prévaut : lâcher prise…

 » Mais entre le tennis et le cinéma, il y a aussi des différences. La notion de compétition, notamment. En art, il ne faut pas y attacher de l’importance. On ne peut pas donner plus de points à Picasso ou à Monet, Ingmar Bergman n’est pas meilleur que Jane Campion. Tout se distingue : c’est le grand apaisement qu’offre l’art. Je peux exister à travers l’être particulier que je suis, avec le regard particulier que je pose. Dans le sport, c’est la victoire face à l’adversaire qui vaut tout. Cela dit, la vie en tant qu’artiste est également âpre parce qu’on doit se confronter à une forme d’injustice, à la subjectivité. Ce qu’on aime aujourd’hui n’est pas forcément ce qu’on aimera demain. Je vais sortir mon huitième long métrage et, huit fois, j’ai eu mal au ventre en me demandant si je serais reçu dans un festival ou pas, si le film serait bien accueilli ou pas…  »

Mais la différence fondamentale entre le tennis et le cinéma, entre le sport et la vie, c’est peut-être la notion du temps.  » Quand je vois Jane Campion ou les frères Dardenne, ça me rassure, confie Joachim Lafosse : on peut être cinéaste jusqu’au bout de la vie. Quelque chose qui m’a, par ailleurs, beaucoup rassuré avec le cinéma, c’est que si la prise est ratée, on peut la refaire. Au tennis, un point perdu est perdu, surtout si c’est la balle de match. Mais philosophiquement, ce sport est unique : c’est une des seules disciplines où un match pourrait durer toute une vie. Parce qu’on peut se retrouver face à quelqu’un qui sauve chaque balle décisive. Cette idée qu’on ne sait pas le temps que va durer une partie, c’est une différence fondamentale avec le football par exemple…  »

Enfin, il y a la beauté du geste. Indispensable, pour Joachim Lafosse.  » Nous sommes à une époque où l’on oublie ce qui nous émeut. On veut du résultat, on glorifie le palmarès, mais on oublie le geste. Or, ce qui va nous émouvoir, c’est la manière. C’est le geste. Gagner, ce n’est pas forcément émouvant, ça le devient si c’est fait avec style ou dans l’adversité. C’est ce qui ne m’émeut plus avec le cyclisme, où la manière n’existe plus. L’initiative individuelle y a été sacrifiée au profit du management des directeurs de course. Au cinéma, je ne pourrais pas être produit par un manager cycliste de notre époque. Quelqu’un qui fait du chiffre et seulement du chiffre ne m’intéresse plus. « 

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