L'oeil d'Aglaé, le seul accélérateur de particules au monde dédié au patrimoine culturel, analyse les détails invisibles d'une amphore. © V. FOURNIER/C2RMF

Cette technologie qui fait parler les oeuvres du Louvre

Le Vif

Sous le Louvre, à Paris, à l’abri des regards, le C2RMF est un des laboratoires les plus secrets du ministère français de la Culture. Ses instruments high-tech scrutent les plus grands trésors du patrimoine. Visite guidée.

Et en plus, elle respire. Aglaé ne se contente pas de posséder l’oeil le plus acéré de la place parisienne, elle a un coeur. A six pieds sous terre, dans les entrailles du pavillon de Flore, près du Louvre, cet accélérateur de particules – le seul au monde dédié à l’étude du patrimoine – émet un souffle rauque et continu.  » Autour de la machine, il y a une dizaine de pompes à vide qui font un bruit assourdissant « , explique Claire Pacheco, ingénieure au Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF). Aglaé n’est donc pas qu’une des trois Grâces de la Grèce antique associées à la beauté, mais aussi un acronyme : Accélérateur Grand Louvre d’analyse élémentaire.  » Elle nous permet de scruter des chefs-d’oeuvre sans les abîmer « , résume la responsable de l’instrument. Ce serpent d’acier – 27 mètres de longueur pour une dizaine de tonnes – bombarde sa cible de particules non élémentaires (protons, cellules alpha, deutons) à environ 30 000 kilomètres par seconde.  » A une telle vitesse, les matériaux ciblés sont stimulés et émettent un rayonnement caractéristique de chaque élément chimique, détaille Claire Pacheco. Un par un, nous les analysons.  »

Le secret du sfumato de Leonard ? De très fines couches d'oxyde de fer et de manganèse.
Le secret du sfumato de Leonard ? De très fines couches d’oxyde de fer et de manganèse.© M. URTADO/AFP/RMN GRAND PALAIS/MUSÉE DU LOUVRE

Faire parler la matière, telle est donc la mission de cet engin à 43 millions d’euros qui, depuis une vingtaine d’années, voit passer sous son faisceau un bon millier d’objets par an : des toiles de maître, des statues millénaires, des gemmes, des vitraux, des outils préhistoriques, etc.  » Nous avons une triple mission de recherche, de restauration et de conservation au service des quelque 1 220 musées nationaux « , revendique Isabelle Pallot-Frossard, la directrice du C2RMF. Depuis l’année dernière, le laboratoire travaille, par exemple, sur le fabuleux mobilier funéraire de Lavau (dans le nord-est de la France), une tombe celtique du ve siècle avant l’ère chrétienne. Vaisselle en bronze, torques et bracelets en or, armes métalliques, artefacts en bois d’un char à deux roues… Autant de trésors dont les différents éléments ont été analysés afin de mieux comprendre l’art celtique. Aglaé n’a pas de limite ni en termes de chronologie ni en termes de matériaux. Il lui arrive d’ausculter des cuirs anciens (ceux de Cordoue), des vitraux (ceux de la cathédrale Notre-Dame de Chartres), mais aussi des vases grecs (du vie au ive siècle avant J.-C.).  » La machine nous donne des indications sur la provenance des céramiques, les séries et les différents ateliers qui les ont fabriquées « , précise Brigitte Bourgeois, conservateur général au C2RMF. Mieux, l’accélérateur de particules a levé le mystère du fameux  » vernis noir  » des vases antiques qui présentent toujours le même éclat plusieurs siècles après leur production.  » Comment, à partir d’un matériau si commun (la terre), a-t-on pu atteindre un tel degré de conservation ?  » interroge Brigitte Bourgeois. Aglaé a révélé leur composition avant de mettre en évidence une glaçure siliceuse colorée par du cuivre donnant cette couleur foncée si caractéristique. De la même façon, la machine s’attaque aux sculptures et a pu percer le secret de la déesse babylonienne Ishtar (iie siècle av. J.-C.). Cette merveille d’albâtre fascinait par le rouge de ses yeux, un verre d’une pureté incandescente, selon les spécialistes. Sous l’oeil de l’accélérateur de particules, le verre se révéla plus précieux : des rubis extraits d’une carrière… birmane, située à plus de 6 000 kilomètres de l’endroit (Irak) où elle avait été trouvée ! Ces preuves révélèrent donc que la déesse est parthe et réécrivent l’histoire insoupçonnée des échanges commerciaux entre la Mésopotamie et l’Asie.

Aglaé vient d'être améliorée par l'ajout de quatre aimants qui stabilisent son faisceau. Elle gagne ainsi en précision et peut désormais travailler vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Aglaé vient d’être améliorée par l’ajout de quatre aimants qui stabilisent son faisceau. Elle gagne ainsi en précision et peut désormais travailler vingt-quatre heures sur vingt-quatre.© C. HARGOUES/C2RMF/AGLAÉ/CNRS PHOTOTHÈQUE

 » Aglaé, qui vient de connaître une cure de modernisation de plus de deux millions d’euros, va encore gagner en performance « , promet Isabelle Pallot-Frossard. Au fond du hangar où elle se trouve installée et qui semble tout droit sorti de l’univers de James Bond, les ingénieurs ont entreposé l’ancienne console analogique, remplacée par une salle des commandes numérique bardée d’écrans de contrôle.  » Nous avons réussi à stabiliser le faisceau grâce à quatre aimants qui vont nous aider à diminuer les temps d’analyse, à améliorer notre degré de précision et à travailler vingt-quatre heures sur vingt-quatre « , détaille Claire Pacheco. Outre le canon à photons, d’autres instruments viennent compléter la palette du laboratoire parisien.  » Nous possédons des caméras classiques à très haute définition, des scanners 3D, un spectromètre de fluorescence X, des outils de radiographie, de tomographie et de cristallographie (diffraction de rayons X) « , énumère Nicolas Mélard, conservateur du patrimoine et spécialiste en imagerie. Des technologies qui permettent d’étudier les oeuvres afin de comprendre leur histoire, leur état de santé et la nature de leurs matériaux. En témoignent les quelque 300 tableaux qui, avant restauration, passent chaque année par les locaux du C2RMF. Les scientifiques les dissèquent sous toutes les longueurs d’onde – infrarouge, ultraviolets, rayons X -, et mettent en évidence les détails invisibles à l’oeil nu : craquelures, état de la toile, des vernis, de certains pigments, des liants, des enduits ; mais ils détectent aussi les anciennes restaurations, les dessins sous-jacents, les repeints, les signatures, les inscriptions, etc. Ainsi, par exemple, avant sa restauration par le Louvre, les ingénieurs du laboratoire ont révélé les dessins préparatoires sur les Noces de Cana, l’immense fresque de Véronèse. Mais le cas le plus emblématique du travail du C2RMF demeure les études sur les oeuvres de Léonard de Vinci et la plus célèbre d’entre elles : La Joconde. Depuis une quinzaine d’années, le joyau de la Renaissance a effectué de discrets allers-retours avec les ateliers du pavillon de Flore.  » Chaque fois, il est passé par un petit tunnel sécurisé situé sous le Louvre, si bien que nous l’avons récupéré le lundi, avant de le remettre en place le mercredi matin aux aurores sans que le public ne s’en rende compte « , explique une source discrète du musée, où l’on n’aime guère évoquer ces questions de transport d’oeuvres inestimables. Les experts ont ainsi percé le secret de son sourire énigmatique (un jeu d’ombre et de lumière en 3D), puis celui du sfumato (modelé vaporeux), si caractéristique du travail du peintre italien.  » Il s’agit d’une succession de fines couches d’un glacis composé d’une terre d’ombre (oxyde de fer et manganèse) appliquée avec une incroyable minutie « , éclaire Michel Menu, responsable de la recherche au C2RMF.

Des mystères révélés: On les croyait de verre ; les fascinants yeux rouges de la déesse babylonienne Ishtar sont en réalité des rubis... birmans.
Des mystères révélés: On les croyait de verre ; les fascinants yeux rouges de la déesse babylonienne Ishtar sont en réalité des rubis… birmans.© D. BAGAULT/C2RMF

Avec les nouvelles technologies naissent aussi de nouvelles disciplines, comme l’archéologie du geste.  » Par exemple, en utilisant un scanner 3D qui balaie la surface avec une précision millimétrique, on finit par voir comment travaillait Van Gogh « , raconte Nicolas Mélard. Avant de préciser :  » Le génie d’Auvers-sur-Oise avait un mouvement ample et résolu, mais finalement assez grossier.  » Rien n’échappe aux médecins de la clinique de l’art, qui se lancent parfois aussi à la chasse aux contrefaçons ou aux faux. L’un des cas les plus célèbres demeure la tête bleue, coiffée d’une perruque, qui fut longtemps un trésor du musée du Louvre acquis en 1923, en pleine  » Toutankhamon-mania « . Grâce au faisceau d’Aglaé, elle fut datée postérieurement à la période pharaonique : l’analyse chimique a montré que le verre qui la compose a commencé à être utilisé au… xviiie siècle ! Depuis, la figurine a discrètement été retirée des vitrines du département des antiquités égyptiennes. Le musée du quai Branly a connu semblable mésaventure quoique, bien avant qu’il en eût hérité, un gros doute subsistait sur l’origine de son fameux  » crâne de cristal « . Ce trésor précolombien, qui a aussi fait l’objet d’un épisode de la quadrilogie Indiana Jones, a vraisemblablement été sculpté au xixe siècle et ne remonte certainement pas à l’an 1600. Il s’agit bien d’une supercherie.

Des mystères révélés: De quoi réécrire l'histoire. Quant au fameux crâne de cristal
Des mystères révélés: De quoi réécrire l’histoire. Quant au fameux crâne de cristal  » précolombien  » du musée du quai Branly, il n’a pas plus de deux siècles.© C2RMF

Avec les technologies développées au sein du laboratoire émerge le concept de  » conservation préventive « , conclut Michel Menu. Nous pouvons mesurer l’état d’un objet pour se focaliser sur son environnement muséographique.  » En ce moment, les ingénieurs examinent la petite tête en ivoire dite  » Dame de Brassempouy « , emblème du musée d’Archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye (dans la banlieue ouest de Paris).  » Nous avons observé une microfissure que nous surveillons tout en cherchant à améliorer ses conditions de présentation au public, explique Nicolas Mélard. Notre responsabilité consiste aussi à assurer la transmission des chefs-d’oeuvre du patrimoine aux générations futures.  »

Brigade d’intervention

Le C2RMF a développé le laboratoire d’analyse mobile (Molab), une camionnette ultrasophistiquée :  » Grâce à la miniaturisation, nous pouvons embarquer la plupart des technologies (photo, spectromètre, laser, tomographie) pour aller au plus près des oeuvres d’art trop grandes ou trop fragiles « , explique Vincent Detalle, ingénieur de recherche. Cette brigade spéciale s’est déplacée, par exemple, à Oslo afin d’étudier les différentes versions du Cri, de Munch, et effectue chaque année entre quatre et cinq grandes missions. Un concept qui a été validé : Malte et la Russie seraient prêtes à acheter un tel véhicule.

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