Laurent Schmitt © DR

Les hypernarcissiques, « ces personnalités toxiques »

Le Vif

Le psychiatre Laurent Schmitt s’alarme de la « flambée » du narcissisme contemporain. Voici pourquoi.

Le Vif/L’Express : Pourquoi estimez-vous que le narcissisme exacerbé est devenu un problème pour la vie en société ?

– Laurent Schmitt : Parce que je constate, ces dernières années, que de plus en plus de patients souffrent d’un mal-être lié à des problèmes relationnels. Ils vivent avec ou côtoient des personnes méprisantes, aux ego surdimensionnés, qui les disqualifient, les dédaignent ou les nient, ce qui entame énormément leur estime de soi. Le besoin d’être entendu, reconnu, et la souffrance de ne pas l’être s’expriment de plus en plus fortement. Au sens psychologique, le terme ego signifie le moi, notre manière d’être au monde, notre personnalité, de même que notre capacité de maîtriser nos impulsions, tout en faisant preuve de sollicitude, d’empathie, de bienveillance. Le narcissisme, lui, est l’une des composantes de l’ego. Lorsqu’elle est hypertrophiée, on parle d’hypernarcissisme. Les personnalités hypernarcissiques préservent leur équilibre psychologique grâce au cadre social qui les gratifie et à l’estime qu’elles suscitent dans un premier temps. Mais, lorsque ces conditions ne sont plus réunies, à la suite d’une rupture sentimentale ou d’une maladie par exemple, elles peuvent, elles aussi, s’effondrer.

Existe-t-il un bon et un mauvais narcissisme ?

– Tout individu a besoin d’éprouver une bonne estime de soi, de pouvoir s’affirmer et entreprendre, de croire en ses talents, d’être autonome… Il s’agit de la forme minime, presque « physiologique », du narcissisme ; celle que les parents doivent transmettre à leurs enfants pour que ces derniers se perçoivent comme des êtres humains de qualité. Et puis il y a les troubles du narcissisme : soit la personne a une vision trop dégradée d’elle-même parce qu’elle a été soumise à des exigences excessives ou a été méprisée en permanence ; soit, au contraire, elle se considère comme grandiose et exceptionnelle, ce qui peut être une manière de surcompenser des fissures, comme le fait d’avoir été le moins aimé dans une fratrie ou d’avoir dû composer avec un handicap physique.

Les hypernarcissiques sont-ils toxiques ?

– Oui, et même énormément dans certains cas. Comme ils ont d’eux-mêmes une vision sans limites, qu’ils manquent d’empathie et sont souvent dans la compétition permanente, ils induisent autour d’eux toute une série d’affects, qui vont de l’admiration à l’humiliation, en passant par le sentiment d’injustice. La personne qui se trouve face à un hypernarcissique finit toujours par se poser la question : est-ce que j’existe pour lui ? Est-ce qu’il me manipule, est-ce qu’il veut me rabaisser ? Cet effet corrosif peut mener certaines personnes, plus fragiles, au suicide.

Que se passe-t-il lorsque ce genre de personnage est votre collègue de bureau ou votre patron ?

– Il cherche à briller aux dépens des autres, à s’attirer les mérites de toute action, à supplanter les autres membres de son équipe. L’hypernarcissique méprise souvent ses égaux pour ne fréquenter que ceux qui peuvent l’aider dans sa carrière. Il peut être la cause, surtout lorsqu’il est en position de supériorité, de troubles liés au stress, comme les douleurs gastriques, les maux de tête, les douleurs musculaires…

Ces personnalités à l’ego boursouflé sont-elles conscientes de leur nuisance ?

– Non, car à aucun moment elles n’ont en elles une petite voix qui leur dit : « Là, c’est trop. » Elles justifient leur ego par leur intelligence, leurs capacités ; il est rarissime qu’elles viennent demander des soins.

En quoi ce « bal des ego », que vous dénoncez, est-il lié à l’uniformisation de la société autour des modes de vie, de pensée, de consommation ?

– Lorsque tout le monde se ressemble, et que tout est possible à tout le monde, la société fabrique, dans un mécanisme de défense, des images emblématiques, iconiques, exceptionnelles. Dans nos sociétés, ce processus est allé de pair avec l’individualisme. Jadis, le besoin de s’affirmer en tant qu’individu n’excluait pas la participation à des projets communs et à des activités d’intérêt général. L’homme du siècle des Lumières, celui des utopies communautaires ou des luttes ouvrières s’est battu pour l’avènement d’un monde meilleur. Aujourd’hui, c’est la seule valorisation de soi qui compte. Notre société matérialiste est en panne d’idéaux. Elle s’est repliée sur une sorte de moi narcissique et minimal, où les seuls enjeux sont de consommer ou d’exister au regard des autres.

Le Bal des Ego, par Laurent Schmitt, Odile Jacob, 208 p.

Entretien : Claire Charlier

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire