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Arrêtez de ranger, mieux vaut vivre dans le désordre

Le Vif

Avis aux bordéliques indécrottables, incorrigibles du fouillis et autres désorganisés chroniques : malgré la réprobation de la société, c’est vous qui avez tout bon selon Eric Abrahamson, docteur en philosophie, professeur de management à l’université de Columbia et auteur d’un savoureux ouvrage intitulé « A perfect mess« , l’ennemi, c’est l’ordre !

Deux tiers d’entre nous se sentent coupables, voire honteux de leur propre désordre, et plus de la moitié avoue porter un jugement aussi hâtif que négatif sur ceux qui vivent, travaillent et roulent (car, quand la maison et le bureau ont tout du foutoir, le binz s’étend généralement jusque dans la voiture) au mépris des règles de rangement et de classement prônées par les gourous de la productivité, les  » home organisers  » qui se font payer (très cher !) pour réorganiser une maison de la cave au grenier. Sans parler de certaines émissions populaires où des Madames Musclor bombardées spécialistes de l’ordre, fondent au cri de  » C’est du propre !  » sur de sympathiques crados bourrelés de complexes, pour les obliger à se débarrasser de tout ce qui les encombre.

Pour leur bien

 » Comme si la pensée et la créativité s’épanouissaient mieux dans le vide ! « , commente Eric Abrahamson, qui déplore qu’aujourd’hui comme hier, la phrase la plus souvent entendue par les enfants et les adolescents soit  » Range ta chambre « .  » Parmi les gens que j’ai interrogés pour écrire mon livre, beaucoup ont évoqué la jubilation qu’ils éprouvaient, enfants, à être entourés d’une mer de jouets et la douloureuse incompréhension que suscitait en eux la colère de leurs parents, exaspérés par cette pagaille ! Mais quand je leur ai demandé si ces souvenirs les poussaient à se montrer plus coulants avec leurs propres enfants, la réponse a été négative : persuadés qu’eux-mêmes réussiraient mieux dans la vie s’ils étaient plus ordonnés, ils tiennent absolument à inculquer le sens de l’organisation à leurs enfants, sous pré texte que c’est ‘pour leur bien’. Une femme m’a même confié : ‘Je suis terriblement jalouse d’une de mes amies ! Bien qu’elle ait trois jeunes enfants, elle est merveilleusement organisée : on peut aller chez elle à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, il n’y a jamais le moindre désordre, pas même un jouet qui traîne ! « 

Bureau vide ?

Résultat de cette éducation, qui plonge ses racines dans la religion (faute d’ordre, impossible de préserver l’orthodoxie de la pensée) et dans la révolution industrielle (une société organisée comme une machine, quel rêve !), la classification et la planification deviennent pour beaucoup une fin en soi. De ce fait, le désordre a mauvaise presse : au boulot, il est interprété comme une preuve d’incompétence, et à domicile comme un témoignage d’immaturité. Dans un couple divorcé sur huit, un des partenaires n’hésite pas à affirmer que le désordre de l’autre a été l’élément-clé de leur séparation, et tous les PDG du monde posent pour la photo derrière des  » tables de travail  » immenses et désertiques, oubliant la question célèbre d’Albert Einstein, lui-même en froid avec l’ordre :  » Si un bureau en désordre dénote un esprit brouillon, que dire d’un bureau vide ?  »  » Dans mon propre bureau, reconnaît Eric Abrahamson, la moindre surface plate est occupée par une pile. Mais comme les papiers les plus récents et les plus importants sont sur le haut, je m’y retrouve toujours ! Et je ne perds pas mon temps, et donc mon argent, à introduire dans mon désordre un ordre qui, de toute façon, ne durera pas. En fait, j’ai atteint un niveau de désordre idéal, de désorganisation optimale. Le stade où, si je m’organisais davantage, je deviendrais moins efficace ! « 

u0022 Si un bureau en désordre dénote un esprit brouillon, que dire d’un bureau vide ? u0022 Albert Einstein

Aucun doute : trier, classer, ranger, étiqueter, ça prend plus de temps qu’empiler – environ un tiers de notre journée de travail ! Pourtant, selon Eric Abraham-son, les super-organisateurs qui se vantent d’avoir un bureau  » impeccable  » mettent plus longtemps (beaucoup plus longtemps, même, puisqu’une enquête – par internet – a montré que la différence est de 36 %) à y chercher quelque chose que ceux dont l’environnement professionnel est, de leur propre aveu,  » plutôt en désordre « … et qui se contentent souvent de faire pivoter leur chaise pour retrouver le document nécessaire sur le cinquième tas à main gauche.

Le désordre, ça crée !

Et de citer, parmi bien d’autres, le chercheur Léon Heppel, qui n’aurait pas découvert l’action régulatrice des hormones sur les cellules, dans les années 1950, sans le désordre proverbial qui régnait sur son bureau, et qui lui a permis de rapprocher deux lettres de confrères décrivant deux résultats différents du même processus cellulaire.  » Un bureau mal rangé met en contact des choses qui, dans un monde ordonné, cloisonné, ne se seraient pas rencontrées.  » En encourageant les associations et les interactions d’idées, le désordre favorise donc l’innovation. C’est vrai pour les grandes entreprises – Microsoft, par exemple, a toujours travaillé dans le désordre – comme pour les scientifiques – si son laboratoire avait été plus en ordre, Alexander Fleming n’aurait probablement jamais  » inventé  » la pénicilline – ou les artistes, Jean-Sébastien Bach, par exemple, ayant été un maître du dés ordre tout autant que de l’orgue. Normal psychologiquement, les désordonnés sont ouverts à l’imprévu et à la surprise, et capables d’improvisation.  » Dans l’espace, mais aussi dans le temps, souligne Eric Abrahamson. Les personnes qui ne se laissent pas enfermer dans un horaire sont toujours prêtes à faire de la place dans leur journée pour une activité inattendue et à saisir l’occasion qui passe. Les obsédés de l’agenda électronique, par contre, sont incapables de souplesse !  » Or, sans flexibilité, pas de créativité. CQFD.

YES !

A cela s’ajoute que les adeptes du  » minifoutoir « , des  » gratte-ciel de papier « , du  » bon débarras  » ou du  » chantier de fouilles archéologiques  » sont, par définition, éminemment adaptables, et donc moins contrariés que les maniaques de l’ordre par les inévitables vicissitudes de l’existence : retards, annulations, modifications de dernière minute, etc. De là à les considérer comme plus doués pour le bonheur, il n’y a qu’un pas, qu’Eric Abrahamson franchit allègrement.  » L’ennui, c’est qu’ils se sentent coupables, parce que, dès leur jeunesse, tout s’est ligué pour les persuader que le désordre était une tare. Il ne faut évidemment pas en abuser : si vous ne rangez jamais rien, vous finirez par être complètement submergé. Mais un désordre modéré est, sous bien des aspects, largement supérieur à un ordre parfait !  » N’hésitez donc plus à dire oui au désordre.

Par Marie-Françoise Dispa

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