© Hatim Kaghat

« Trump est le plus grand utopiste de notre époque »

Les politiques qui sont intellectuellement capables de trouver une idée originale se comptent sur les doigts d’une main, déclare l’historien Rutger Bregman. Entretien avec nos confrères de Knack sur le paternalisme de la gauche, le terrorisme et les crottes de chien.

2017 était-elle une année difficile pour ceux qui veulent refaire le monde ? Rutger Bregman ne doit pas réfléchir longtemps. « J’aime citer la phrase célèbre de Charles Dickens, « It was the best of times, it was the worst of times ». Pour moi, c’est une description assez parfaite de notre temps. »

Pour Bregman, 2017 était principalement the best of times. ‘De l’argent gratuit pour tout le monde’, son livre de 2014 dans lequel il plaide en faveur d’un revenu de base universel, traduit en anglais sous le titre Utopia for Realists, est devenu un best-seller et a entre-temps été traduit en 22 langues. « Je m’étonne de la vitesse folle à laquelle les idées se diffusent. Il y a trois ans, le concept du revenu de base était une idée complètement oubliée, et aujourd’hui elle est bien ancrée. Il y a des projets pilotes en Finlande, au Canada et au Kenya, et l’Écosse aussi souhaite essayer. »

Mais d’un autre côté, 2017 était aussi the worst of times, reconnaît l’historien néerlandais : « Avec Donald Trump président de l’Amérique, pour la première fois depuis longtemps, le monde ne semble plus emprunter la bonne voie. Il est bizarre de voir à quel point nous nous sommes rapidement habitués à quelqu’un qui souffre de toute évidence d’un problème, qui peut larguer des bombes et menace des gens sur Twitter. Aujourd’hui, il faut tenir compte du fait que les choses peuvent tourner à la catastrophe. »

Pourtant, vous passez pour un optimiste.

Rutger Bregman: Je ne le suis pas! Je trouve que nous vivons une époque magnifique, mais cela n’a rien d’évident. On ne peut partir du principe que le train du progrès continue à foncer. Je suis un possibiliste : je crois que les choses peuvent encore s’améliorer. Je crois en la force des idées. Aux moments de crise naît beaucoup d’énergie qui peut entraîner un changement. Il s’agit de qui réussit à transformer l’énergie en réactivité. Cela peut aller dans tous les sens. Trump est un phénomène typique de temps de crise, c’est quelqu’un qui peut mobiliser l’énergie qui naît pour obtenir le changement. Il faut constater qu’aujourd’hui la droite gère cela beaucoup mieux que la gauche.

Pourquoi le balancier part-il vers la droite?

Parce que la droite a fait ses devoirs. Regardez l’alt-right en Amérique, ou Thierry Baudet aux Pays-Bas : ils ne viennent évidemment pas de nulle part. Ils ont travaillé pendant des années, avec une solide fondation intellectuelle. Le Forum voor Democratie de Baudet a commencé comme un think tank qui a rassemblé toutes sortes de personnes et qui a vraiment réfléchi à ce qu’ils représentent. Manifestement, la gauche ne l’a pas fait.

Le succès de la droite n’est-il pas lié à leurs idées en soi?

Certainement, seulement toutes les situations s’observent de différents points de vue. Prenez la crise de réfugiés, où la chancelière allemande Angela Merkel a choisi délibérément d’adopter un langage patriotique pour prêcher les valeurs de tolérance : « Wir schaffen das », nous les Allemands nous allons régler le problème. Et évidemment, elle en a subi le contrecoup, mais elle s’est tout de même très bien sortie aux élections. Malgré tout, la gauche continue à suivre la narration de la droite, en arrondissant les angles. Je pense que les électeurs choisiront toujours l’original.

Trump est-il un utopiste ?

Je dirais même plus. Trump est le plus grand utopiste de notre époque. C’est un homme de grandes idées simples: construisez un mur et jetez tous les parasites dehors.

Que signifie l’élection de Trump pour un optimiste du progrès ?

Après son élection, j’ai eu la nausée pendant toute une journée. Mais entre-temps, j’ai remarqué que mes idées sont prises beaucoup plus au sérieux. Il est nettement plus facile d’expliquer qu’il est nécessaire d’avoir une pensée utopique quand c’est un fou comme Donald Trump qui occupe la Maison-Blanche.

Merci, monsieur Trump.

(ricane) Je pense aussi qu’il a permis de réveiller la gauche. Pour moi, cela prouve qu’il ne faut pas uniquement radoter sur la politique d’identité et sur le Père Fouettard. Il faut à nouveau parler d’argent, de sécurité d’existence et d’inégalité.

Mais aujourd’hui tout le monde semble préoccupé par la menace de l’identité.

Les gens n’ont pas d’image d’eux claire. Les identités sont fluides : tout dépend de quelle identité on active. Si les gens se sentent continuellement visés dans leur être blanc ou noir, ils y accordent plus d’importance. La gauche doit activer d’autres identités, comme le candidat présidentiel démocratique Bernie Sanders l’a fait si intelligemment aux États-Unis : jouer les 99% contre les 1%. Quand il s’agit d’identité culturelle, la gauche perd toujours. La droite est tout simplement plus intelligente à ce jeu.

Seulement, les pays où le socialisme est au pouvoir depuis longtemps vont toujours droit à la faillite, comme le Venezuela.

C’est bizarre que vous preniez le Venezuela comme exemple, car ce régime n’a rien à voir avec le socialisme. C’est le régime d’un connard corrompu qui a bouleversé la démocratie et pratique l’auto-enrichissement à grande échelle. Les exemples corrects sont la Suède, la Finlande, la Norvège et le Danemark, et là tout va très bien. Tous les pays qui obtiennent un bon score dans les classements de prospérité s’appuient sur une forte tradition socio-démocratique. Le Danemark en est l’exemple classique : là, il y a un état fort qui permet de vivre une vie saine et heureuse. Le problème, c’est que nos gouvernements maternent de plus en plus et redistribuent de moins en moins, alors que c’est évidemment simplement l’inverse. Je crois en l’idée libérale que c’est libres que les gens sont les mieux mis en valeur. Mon exemple préféré aux Pays-Bas, c’est Buurtzorg. Ce projet a été lancé à Enschede et Hengelo – pas vraiment la Silicon Valley de l’Europe – par Jos De Blok, un infirmier qui, frustré par le marché des soins – s’est lancé à son compte. Il a éjecté tous les managers et responsables RP et a travaillé avec des équipes autogérantes. Entre-temps, ils emploient 14 000 personnes, et ils travaillent à un coût moins élevé que tous leurs concurrents, sans maternage depuis La Haye. Il y a là un potentiel électoral gigantesque.

Pourquoi les socialistes et les autres politiques ne le voient pas?

Parce que les politiques sont généralement les derniers à se rendre compte de quelque chose. Ce sont toujours les professionnels qui doivent d’abord commencer, puis ça filtre vers le journalisme, et d’ici que ça arrive dans les talk-shows, il y a un ou deux politiciens qui se réveillent. Je trouve toujours étrange quand des journalistes disent qu’ils ne comprennent pas que les politiques n’en fassent rien. Les politiques sont des êtres totalement adaptatifs. Le nombre de politiques intellectuellement capables de trouver une idée originale se compte sur les doigts d’une main. Et ce n’est pas grave, cela suffit s’ils s’inspirent des idées des autres. Et si les journalistes trouvent que les politiciens ont trop peu d’idées, c’est de leur faute.

Au fond, vous êtes un marxiste: l’économie et les rapports sociaux gouvernent tout.

Non, je crois en la force des idées. Et c’est de cela que la gauche manque. Je pense qu’il est temps de changer de discours sur qui nous sommes. Prenez les gens qui nettoient. Qu’ils soient noirs ou blancs, croyants ou non, quand ils font grève ensemble, ils perçoivent un salaire plus élevé. Nous parlons de façon beaucoup trop absolue de la façon dont l’identité est vécue aujourd’hui. Si on met en permanence l’accent sur une certaine identité, on l’active. Après la Première Guerre mondiale par exemple, quand c’était la crise économique, les politiques – Hitler en tête – ont énormément activé cette identité : ils utilisaient les juifs comme boucs émissaires.

On reproche souvent aux socialistes d’avoir évité la discussion sur l’identité et l’immigration durant des années, alors que dans les villes les problèmes de société s’accumulaient et les ghettos se créaient.

Je trouve que les socialistes doivent opter pour la riposte. Aujourd’hui, les gens savent très bien à quoi la gauche est opposée, et non ce qu’elle défend. Quelles sont les grandes idées qui suscitent l’enthousiasme des progressifs ? Et quand ils sont pour quelque chose, ces idées ne sont pas défendues dans la langue du réalisme, mais toujours dans la langue de l’idéalisme poétique : ne serait-ce pas joli si… Prenez le débat sur la lutte contre le terrorisme. Tous les experts s’accordent à dire que plus on cède à l’hystérie, plus la radicalisation gagne du terrain. Chez nous, les socialistes tombent dans cette hystérie, mais regardez ce qu’ils font au Danemark : si on a peur qu’un jeune se radicalise et se rende en Syrie, on l’étouffe de gentillesse : « Veux-tu encore une place de stage » Cela rend les jeunes fous, car il n’y a plus rien contre quoi ils peuvent s’insurger.

Les terroristes qui ont fait exploser des bombes à Zaventem et à Bruxelles, ont eu beaucoup d’opportunités dans notre société.

Pourtant, les experts ont démontré un lien clair: plus le débat est hystérique, plus il y a de radicalisation et d’attentats. C’est évidemment un défi intellectuel et politique d’en tirer des leçons, mais je n’en vois pas le début. Et il faut évidemment réfléchir à comment l’expliquer et le vendre à ces jeunes. Aujourd’hui, quand on parle de progrès et d’innovation vous êtes identifié à la droite. Il n’en a toujours pas été ainsi. Par le passé, c’était différent. Dans les années cinquante et soixante, les mouvements socio-démocratiques en Europe disaient: nous avons énormément de chômeurs et nous allons tous leur donner un emploi. C’était une solution réaliste – et aujourd’hui elle le serait toujours, car selon moi tout le monde éprouve le besoin fondamental de contribuer à l’intérêt général. L’état doit offrir l’opportunité à tous de le faire. Mais il faut d’abord y croire et c’est peut-être là que se trouve le plus grand problème : la gauche n’y croit plus.

Vous croyez à la bonté de l’homme ?

(hoche la tête) C’est le sujet de mon prochain livre. Il est intitulé : De meeste mensen deugen (la plupart des gens sont bons), et le sous-titre : De banaliteit van het goede (La banalité du bien). Il y a de nombreuses études scientifiques qui relèvent que la plupart des gens sont bons. Et si vous acceptez cela, tout change. Alors vous allez radicalement changé d’approche en matière de démocratie, de sécurité sociale et de lutte contre le terrorisme.

N’est-il pas naïf de partir de la bonté de l’homme?

Je ne crois pas que l’homme soit bon de nature, mais je pense que l’homme tend beaucoup plus vers le bien. Nos suppositions sont des prophéties autoréalisatrices : si nous partons du principe que les gens veulent escroquer leur monde, alors on invente des lois anti-fraudes en sécurité sociale et on crée une société pleine de méfiance. Alors comme aujourd’hui on mène une politique dirigée contre ces quelques personnes qui veulent peut-être profiter, alors que la très grande majorité veut simplement contribuer à la prospérité d’un pays.

Vous suivez Socrates: « Nul n’est méchant volontairement » ?

Je suis effectivement persuadé que chacun veut réussir sa vie, chacun aspire à un sens à sa vie et à la reconnaissance. Ce n’est pas une position idéologique, il y a un nombre énorme de preuves pour ça.

Vous comprenez tout de même que vous serez qualifié de très naïf ?

Certainement, j’appelle ça du néoréalisme.

L’utopisme, le possibilisme, le néoréalisme: c’est quelque chose.

Effectivement, mais c’est exactement pareil. En anglais, mon livre s’intitule Utopia for realists, l’utopisme doit se transformer en réalisme. Aujourd’hui, le réalisme est souvent synonyme de pessimisme, mais je me focalise sur les 99% des fois où tout se passe bien. Les journalistes sont extrêmement irréalistes, car ils se focalisent toujours sur le 1% qui ne se passe pas bien. Ils parlent toujours de corruption, de guerres, de troubles, etc.

Mais il y a aussi de la corruption, de la guerre et des troubles, monsieur Bregman.

Oui, mais en focalisant là-dessus, vous perdez votre regard sur la réalité, à savoir que la plupart des choses se passent très bien.

Que dites-vous aux gens confrontés à la guerre, à la corruption, aux troubles, au vandalisme, et à la dégradation ?

La plupart des gens ne connaissent ces problèmes que parce que les journalistes écrivent sur le sujet. Quel est aux Pays-Bas le plus grand problème de voisinage des gens? Troubles, vandalisme, dégradation ? Non : les déjections canines. C’est depuis des années le plus gros problème dans le moniteur de criminalité. Il y a beaucoup de problèmes dont nous parlons en permanence, mais que les gens ne voient pas dans leur vie quotidienne. Cependant, ils croient que c’est un grand problème, parce qu’ils entendent et lisent beaucoup de choses sur le sujet. Le terrorisme en est le meilleur exemple : le risque d’être victime d’un attentat est minime, mais beaucoup de gens adaptent leur comportement. Quand ils visitent un marché de Noël, ils jettent des regards angoissés autour d’eux. Aux gens qui veulent une image saine du monde, je dis toujours : arrêtez de suivre les nouvelles. Les nouvelles sont la plus grande source de désinformation.

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