Brieuc Van Damme

« Pourquoi les Norvégiens sont les plus heureux (mais en paient le prix) »

Brieuc Van Damme Économiste et président du Groupe du Vendredi

À en croire le dernier World Happiness Report, la Norvège détrône le Danemark comme pays le plus heureux du monde. L’économiste Brieuc Van Damme, qui vit en Norvège avec son épouse, explique les tenants et les aboutissants de la société norvégienne. Et les leçons que nous pouvons en tirer. « En Belgique, nous devons bien réaliser que sans choix clairs et parfois douloureux, nous ne progresserons pas sur tous les plans. »

Les perles de sueur formées au début de la randonnée se sont transformées en cascade qui dégouline de mon menton. L’âpre vent d’ouest annoncé par la météo se lève. Un frisson me réveille. Je regarde autour de moi et je suis toujours sur le flanc de montagne enneigé. À ma gauche, un rayon de soleil passé péniblement à travers les nuages couvre le fjord d’un voile argenté. Le sommet de montagne, où mes pieds rêvent de troquer les raquettes de neige contre un snowboard, apparaît enfin. Il me faut encore peiner une heure dans la poudreuse avant de descendre la montagne dans un nuage blanc, mais un sentiment bienheureux m’envahit déjà. N’est-ce pas exceptionnel de se trouver à moins d’une demi-heure de route de l’un des plus beaux endroits de la planète (du moins d’après le Lonely Planet que je me suis procuré avant mon déménagement)? De retour à la maison – fatigué, mouillé et affamé, mais euphorique grâce à l’adrénaline – je hurle à ma femme norvégienne à quel point j’aime son pays.

C’était hier. Aujourd’hui, je lis que d’après le World Happiness Report des Nations-Unies, les Norvégiens sont les citoyens les plus heureux du monde. Le rapport volumineux et bien étayé a été rédigé par une série d’économistes de renom tels que Jeffrey Sachs, Richard Easterlin et Jan-Emmanuel De Neve. Depuis 2012, les chercheurs se rendent dans 155 pays où ils interrogent 3000 personnes au sujet de leur qualité de vie. Alors que les habitants de la République centrafricaine se donnent le score le plus bas, 3,4/10, les Norvégiens s’attribuent un score de 7,4/10.

La nature et le numérique

À la lumière de mes expériences personnelles, cette première place ne m’étonne guère. La Norvège abonde de beauté et paysages magnifiques qui procurent une expérience presque mystique. Aussi les Norvégiens sont-ils obsédés par le sport et ce qu’on appelle ici friluftsliv, la vie en plein air. « La transition, d’abord vers l’agriculture et puis vers l’industrie nous a condamnés à une vie dénaturée où il n’y a pas de place pour nos inclinations et instincts inhérents, et nous ne réussissons pas à satisfaire nos désirs les plus profonds », écrit l’historien d’Oxford Yuval Noah Harari dans son best-seller « Sapiens ».

Pourquoi les Norvégiens sont-ils les plus heureux?

Peut-être que les Norvégiens sont plus heureux parce qu’ils passent tant de temps dans la nature et qu’ils réussissent mieux à exprimer leurs instincts primitifs ? C’est en tout cas l’une des raisons principales de mon bonheur d’être ici et je suis frappé par le fait que le top 10 du classement World Happiness soit peuplé par des pays tels que le Canada, la Suède, la Nouvelle-Zélande et la Suisse qui sont connus pour leur nature magnifique – peut-être à l’exception des Pays-Bas.

Le cliché qui veut qu’en Norvège la vie et le travail soient plus en équilibre, est tout à fait vrai. Ici, l’heure de pointe commence à 15h30 et le système de sécurité sociale encourage les soins mutuels grâce à un long et généreux congé de maternité et de paternité (qui a servi d’inspiration au dernier rapport du Groupe du vendredi sur l’égalité des genres) par exemple. En Belgique, un père qui décide de rester quelques mois chez lui à la naissance de son enfant est encore souvent vu comme un mauvais employé. En Norvège, un employé qui ne le fait pas est considéré comme un mauvais père. En été, les Norvégiens vont pêcher et faire de la voile (avec les enfants) après le travail ; en hiver, ils patinent ou ils skient. À l’école, on souligne l’importance de passer du temps à l’extérieur.

Et bien qu’elle accorde plus d’importance à la nature, la Norvège est aussi un leader numérique. Il y a des années que les Norvégiens disposent de WiFi gratuit dans les trains et les bus, ils commencent les premiers tests de réseau 5G et depuis cette année, la Norvège est le premier pays où il n’y a plus moyen d’écouter la radio analogique.

L’état: une marque forte

La politique et la stratégie sont menées de façon plus constructive et consensuelle, l’intérêt de la communauté prime sur celui de groupes de pression. On essaie d’anticiper un maximum en construisant l’infrastructure publique en fonction des effets du réchauffement climatique. Quand il y a des grèves, aucun manifestant ne discrédite sa cause en buvant de la bière en public. Les syndicats eux-mêmes ont favorisé une carrière plus longue, parce qu’aucun employé n’a intérêt à ce que les pensions soient impayables, les employeurs ont compris que c’est possible uniquement à condition d’avoir le bon filet social qui permet d’insérer des pauses dans une carrière.

L’état (‘Stat’) bénéficie d’une excellente réputation et en Norvège on l’utilise comme modèle de confiance et de qualité. L’état belge n’a pas ce charisme et aucun spécialiste en marketing n’aurait l’idée d’appeler une entreprise d’état Poste d’état ou Réseau d’état. Les services publics norvégiens sont effectivement excellents : presque totalement numériques, rapides, et, surtout, personnalisés. Pour les Belges, ils paraîtraient peut-être stricts et rigides, mais quelque part cela prouve aussi que le système ne peut être manipulé et qu’il est égal et par conséquent juste pour tout le monde.

Je l’ai déjà dit: sur base de mon regard subjectif sur la société norvégienne, je comprends parfaitement que les gens se sentent heureux et que ce sentiment se traduit dans les enquêtes. Cependant, les chercheurs des Nations-Unies ont également tenté d’expliquer les différences entre la perception de bonheur des pays à l’aide de six paramètres objectifs : le revenu, l’espérance de vie en bonne santé, le soutien social, la confiance, la liberté de faire ses propres choix et la générosité. Cette analyse révèle que ces paramètres expliquent les trois quarts des différences entre les pays et que les dix premiers pays du classement obtiennent des scores très élevés pour chacune de ces dimensions.

L’argent rend-il heureux?

Les mauvaises langues pourraient penser que c’est d’abord le pétrole qui est responsable de la première place de la Norvège. Il est vrai qu’avec 70 000 dollars (65 000 euros) par personne selon le FMI, le revenu annuel est très élevé (26 000 dollars de plus que celui du Belge moyen).

Pourtant, il a été amplement démontré dans la littérature scientifique que les richesses naturelles sont généralement plus une malédiction qu’un bienfait. Aussi beaucoup d’économistes affirment-ils que la Norvège atteint une qualité de vie élevée malgré ses richesses de pétrole, et non grâce à elles. « En choisissant d’extraire son pétrole lentement, la Norvège a réussi à se protéger contre les cycles économiques et financiers versatiles dont sont victimes la plupart des pays détenteurs de richesses naturelles. C’est possible grâce à un degré élevé de confiance mutuelle, d’objectifs partagés, de générosité et de bonne gestion qui sont également décisifs pour expliquer leur place dans le classement du bonheur », affirment les économistes des Nations-Unies.

Les fondements sociaux d’une société, tels que le soutien, la confiance, la liberté individuelle et la générosité sont beaucoup plus importants que le revenu disponible. Ainsi, les chercheurs du rapport World Happiness ont calculé que la qualité de vie moyenne sur terre progresserait de 1,2 point (sur une échelle de 10 !) si tous les pays atteignaient la moyenne mondiale actuelle rien que sur le paramètre « soutien social »! Pour les trois pays les plus pauvres, le revenu moyen par personne devrait augmenter de 600 dollars jusqu’à 10 000 dollars pour atteindre le même effet de bonheur ! C’est une nouvelle preuve de ce que le capital rend surtout heureux s’il est humain.

Poubelles et plaques minéralogiques

Il y a certainement des facteurs historiques et environnementaux qui contribuent à expliquer les fondements sociaux solides norvégiens et scandinaves. Mais indépendamment de ces facteurs, il y a un prix à payer pour un tissu social fort.

La première devise, c’est le contrôle social et la vie privée. Dans un système généralement basé sur la confiance, des inconnus ne vont pas manquer de vous expliquer ce qu’on attend de vous, et surveiller que vous accomplissez bien votre tâche. Les Belges seraient choqués de tant de paternalisme de la part d’une personne extérieure, mais ici ce n’est pas forcément considéré comme intrusif.

Il faut donc renoncer à une partie de sa vie privée pour permettre le contrôle social. Quand et mon épouse et moi étions en voyage, le propriétaire de notre maison trouvait normal de venir jeter un coup d’oeil et même de fouiller dans les poubelles « parce qu’il avait senti quelque chose de suspect ». Il ne lui est pas venu à l’esprit que c’était une atteinte à notre vie privée.

Ici, il est possible de consulter le revenu et la déclaration fiscale de chacun, ou de retrouver la plaque minéralogique du propriétaire d’une voiture. Ce paternalisme se manifeste aussi dans la politique de l’alcool. Toutes sortes de règles, telles que l’interdiction de vente d’alcool les dimanches et les jours d’élection, donnent l’impression que l’état voit ses citoyens comme une bande d’ados irresponsables qu’il faut mettre au pas.

Deuxièmement, la communauté attend d’importants sacrifices personnels. Pour commencer, la politique ne sert pas à récompenser ou à encourager l’excellence et le succès et on attend que les gens qui ont réussi malgré le système restent modestes. Car, si quelqu’un a du succès, affirme la fameuse loi de Jante scandinave, c’est en premier lieu grâce à la Communauté et une dose de bonheur, et non à cause d’une exception individuelle (qui aurait dû de toute façon être au service de la Communauté).

Cela explique aussi les impôts élevés qui doivent réaliser ce nivellement poursuivi. C’est l’une des raisons pour laquelle la Norvège est connue pour ses prix très élevés. Il faut payer en plus pour tout. Évidemment, il y a un impôt sur la circulation, mais vous devez aussi ouvrir votre portefeuille pour entrer dans un centre-ville, rouler sur l’autoroute, ou même si vous voulez vous garer sur le parking du supermarché où vous faites vos courses. C’est la seule façon, disent les Norvégiens, de financer la qualité élevée des services publics.

Suite à ces impôts élevés et ces contributions sociales, les Norvégiens ratent beaucoup de plaisirs (sociaux) dont nous avons l’habitude en Belgique : pas de vendeurs de glace sur la plage, presque pas de restaurants dignes de ce nom, rarement un verre après le travail avec les collègues. En outre, les jeunes de 18 ans, hommes et femmes, doivent effectuer un service militaire ou civil (une idée récemment reprise par le Groupe du Vendredi). Régulièrement, il y a aussi le « dugnader », où l’on attend des habitants du quartier qu’ils s’engagent bénévolement sur un projet communautaire : cela peut aller d’un simple nettoyage de la rue à un coup de pinceau d’une petite école en passant par la surveillance d’une petite colline de ski équipée d’un remonte-pente.

Choix

L’attention accordée aux indicateurs de bien-être généraux tels que la perception du bonheur et la qualité de vie est incontestablement positive. Non seulement elle détourne l’attention du PIB réductionniste, mais elle permet aussi d’aller voir quels facteurs d’environnement rendent les autres populations heureuses. Dans le cas du lauréat de cette année, la Norvège, ce sont surtout les structures sociales et politiques qui semblent jouer un rôle. D’après mon analyse extrêmement subjective de ces derniers mois, le bien-être personnel et l’attention accordée à la nature jouent un rôle important dans la qualité de vie des Norvégiens.

La Belgique peut continuer à progresser dans le classement du bonheur, particulièrement en misant plus qu’aujourd’hui sur un bon service public et une bonne administration, mais nous devons bien réaliser que sans choix clairs et douloureux nous n’allons pas progresser sur tous les plans. Nous devons réaliser que ces choix s’accompagnent d’un prix que la société n’est pas toujours prête à payer. Un fort tissu social par exemple, se construit souvent au détriment de la liberté individuelle. Mais mener un débat constructif fait de toute façon progresser la société.

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