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Le grand plan de la Chine

Jonathan Holslag
Jonathan Holslag Jonathan Holslag est professeur en relations internationales à la VUB.

La Chine installe des missiles antiaériens sur des îles artificielles, plombe l’économie de ses pays voisins et oblige ses partenaires à signer des contrats inéquitables. A l’heure d’une rencontre historique entre le président américain et Xi Jinping, quelles sont les réelles intentions du dragon chinois ?

Cette analyse est parrue une première fois le 6 janvier 2017.

Dans les eaux bleues de la mer de Chine, végète déjà depuis 16 ans une épave rouillée gardée uniquement par une poignée de Philippins et un chien. L’eau salée grignote la coque et le ‘BRP Sierra Madre’ a été rapiécé un nombre innombrable de fois à l’aide de poutre et de plaque en acier. À 100 miles de là se trouve une barrière de corail qui a elle aussi été rafistolée plus qu’à son tour. La Chine y a amarré des dagues, l’a surélevé et y a installé une piste d’atterrissage et des missiles antiaériens derniers cris. Et il ne s’agit là que de l’une des dernières initiatives des Chinois pour se placer sur l’échiquier de l’Asie du Sud Est.

Depuis 10 ans Pékin tente de faire de la Mer de Chine méridionale en un lac chinois. Ses dirigeants pensent qu’il est de leur devoir de ramener ces îles à la mère patrie. Dans la foulée, ils prennent position contre leur grand rival : les États-Unis. Leur président fraîchement élu a déjà fait savoir qu’il n’était pas question de laisser les coudées franches à la Chine. Lorsque les Chinois ont repêché le mois dernier le petit drone-espion non loin de l’île BRP Sierra Madre, Trump a même twetté : « Ils peuvent le garder. » Les conséquences de cette lutte de pouvoir entre superpuissances risquent néanmoins de ne pas rester cantonnées à ce décor de carte postale.

L’Europe aussi devra se tenir prête, car l’histoire a déjà montré que chaque puissance émergente rentre en conflit avec les pouvoirs établis et leurs alliés. Dans les livres d’histoires, c’est ce qu’on appelle l’écueil de Thucydide. Cet historien grec a démontré que l’avènement économique d’Athènes a angoissé Spartes au point d’engendrer la guerre du Péloponnèse. Le succès de la première symbolisait en effet la perte de l’autre. Se dirige-t-on vers un scénario similaire avec la Chine ? « N’importe quoi » réplique Qian Chengdan, stratège à l’académie militaire à Pékin. « Nous voulons nous développer de façon pacifique. L’Europe aime se présenter dans cette affaire comme Athènes, le porte-étendard de la démocratie et fait de nous des spartes militaristes. Mais notre présence là-bas est d’un autre ordre. Nous ne voulons pas y établir une seigneurie chinoise.

C’est aussi ce que les Américains ont promis en 1823. Lorsqu’ils ont lancé leur doctrine Monroe qui visait à garantir la souveraineté des anciennes colonies européenne en Amérique du Nord et du Sud.

Septante ans plus tard, ils envahissaient Cuba et puis les Philippines et enfin ils ont développé une vision expansionniste. Une idée basée sur le fait que les États-Unis ne seraient en sécurité que lorsqu’ils domineraient les mers. La plupart des puissances en devenir optent dans un premier temps pour la retenue, se sachant encore fragiles. Mais ne se tiennent plus dès lors qu’elles ont effectivement les pleins pouvoirs. Le cas de l’Amérique ne le démontre que trop: un basculement des pouvoirs s’étale sur de nombreuses décennies.

Désorganiser les marchés

L’un des premiers signes que l’équilibre des pouvoirs en place est en train de changer est perceptible dans la sphère économique. Grâce à son industrialisation exponentielle, la Chine a réussi à amasser des fortunes et peut de ce fait peser davantage dans la balance. Cela rejoint un peu les conclusions de l’économiste Thomas Mun: en investissant intelligemment à l’étranger les bénéfices engrangés par les usines, le rendement ne fera qu’augmenter. Et la Chine semble avoir suivi ce conseil puisque le pays soutient ses jeunes industries et l’export et dirige les investissements étrangers. En conséquence, la Chine oblige de plus en plus de pays à conclure des partenariats inégaux, poursuit une politique de porte ouverte tout en désorganisant les marchés étrangers.

Le meilleur exemple de cette politique est la nouvelle route de la soie que le nouveau président chinois a sortie de son chapeau. Cette route symbolise la première étape de politique de porte ouverte que compte appliquer la Chine. Avec des voies ferrées et des ports, elle souhaite assurer la fourniture de matières premières et accroître les exportations vers d’autres pays, de marchandises, mais aussi de services, y compris le dragage.

L’impact dans d’autres secteurs stratégiques tels que l’énergie et le transport s’est sensiblement renforcé. Les répercussions de la Route de la soie en Europe sont déjà énormes. Ces dernières années, les exportations chinoises ont augmenté en moyenne de 30 milliards d’euros dans les pays qui longent la route de la soie, alors que celle-ci a diminué de 2 milliards en Europe.

Les ambitions économiques de la Chine ont déjà entraîné une évolution: le durcissement de leur cercle d’influence. Une collaboration économique est assortie de conditions politiques. Les pays qui souhaitent obtenir des investissements chinois doivent ouvrir leur frontière aux produits chinois.

Les pays qui s’opposent aux intérêts chinois peuvent avoir des sueurs froides. Les Norvégiens en ont fait l’amère expérience après que l’activiste des droits de l’homme Liu Xiaobo obtint un prix Nobel. Le saumon norvégien est encore introuvable en Chine.

Dans ses derniers contrats avec les pays africains, il est inscrit que si ces derniers ne remboursent pas à temps, la Chine a le droit de réclamer des terres ou des ressources naturelles. De plus en plus d’experts chinois disent aussi qu’il est désormais difficile de plus ingérer dans les affaires intérieures des autres pays en raison de ses intérêts à l’étranger qui ne cessent de croître.

En bref : en tenant à l’oeil les intérêts mondiaux, la Chine veille clairement à établir les règles internationales. Les Chinois ont compris depuis longtemps que les organisations internationales comme les Nations Unies perdent de leur autorité. Ils prétendent même que leur présence dans ces institutions ne vise qu’à montrer leur sens des responsabilités. En attendant, ils s’intéressent surtout aux nouvelles organisations qu’ils peuvent mieux contrôler comme l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), avec principalement des pays Asie centrale, et le forum pour la coopération avec l’Afrique (FOCAC). La Chine gère le Secrétariat et les fonds des deux organisations ce qui de facto leur donne un certain poids.

Il est bluffant de voir comment la diplomatie chinoise s’y prend pour que le monde lui mange dans la main.

Ainsi, la OCS a servi d’alibi à la présence chinoise en Asie centrale, surtout auprès de la Russie. La Russie fait désormais partie du club, mais les Chinois continuent à piquer les ressources énergétiques de la région sous le nez et la barbe de Moscou, ce qui sape l’influence de la Russie. Quelque chose de semblable se produit au FOCAC, qui a été mis en place pour que les Africains aient l’impression qu’ils auraient davantage de possibilités économiques en Chine qu’en Occident. Mais près de dix ans après sa création, la plupart des pays africains doivent affronter un déficit commercial (ils n’importent plus de biens et de services qu’ils n’en exportent). Un autre exemple est la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (Asian Infrastructure Investment Bank, ou AIIB), qui comprend aujourd’hui des pays tels que les Pays-Bas qui espèrent obtenir une miette des investissements étrangers chinois. Maintenant que plusieurs pays européens sont contents d’avoir obtenu un siège, les Chinois ne se gênent plus pour lancer d’autre grand projet en dehors de cette banque. En créant l’illusion d’une coopération, Pékin a en réalité pu promouvoir sans entraves ses intérêts nationaux.

Des intérêts au loin

La principale question est de savoir comment la Chine va défendre militairement ses intérêts économiques. « Le drapeau suit le commerce » dit l’adage. Les Chinois souhaitent s’assurer l’accès au monde. Jusqu’à aujourd’hui ce sont surtout les États-Unis qui sécurisaient les routes maritimes, internet et les télécommunications. Mais la Chine ne souhaite pas dépendre des États-Unis pour sa sécurité. « Dans le futur, nous devons nous même assurer notre sécurité dans les mers et océans du monde » a dit le président Xi Jinping. C’est pour cette raison que le pays se construit des serveurs géants, subsidie les compagnies maritimes, veut que les câbles à fibres optiques pour l’internet traversent l’Eurasie, et envoie les satellites de communication de plus en plus sophistiqués dans l’espace.

La marine chinoise surveille la marine marchande dans l’océan Indien, les soldats patrouillent sur le fleuve Mékong, et les Casques bleus chinois gardent un oeil sur les grands investissements en Afrique. A Djibouti va bientôt s’ouvrir la première base militaire pour pouvoir intervenir dans cette turbulente région. Ils ont aussi un pied-à-terre au Tadjikistan pour lutter contre les terroristes islamistes.

En réalité tout cela n’a qu’un but : la Chine souhaite que sur long terme elle dispose de la même liberté d’agir que celle que les États-Unis ont aujourd’hui.

Ces ambitions de pouvoirs expansionnistes sont relativement neuves. Elles s’ajoutent à la volonté d’échapper à toute ingérence sur son propre territoire. Mais qu’est-ce que les Chinois entendent par « leur pays »? Il existe différentes interprétations sur les frontières exactes de la Chine. Selon Pékin elles comprennent Taiwan, un morceau du Cachemire, la mer Jaune, la mer de Chine orientale et (surtout) la mer de Chine méridionale . Parce que les pays voisins remettent en cause le fait que ses territoires appartiennent bien à la Chine, celle-ci envisage sérieusement un conflit armé. Le scénario idéal est de prendre le contrôle de ces zones sans fioritures, simplement en divisant les autres parties en présence ou en les amadouant avec des promesses économiques. Cela permettrait en plus de maintenir l’apparence d’une coopération régionale. Ou, pour citer le stratège classique Sun Tzu, : « La meilleure guerre est celle que vous gagnez sans avoir à vous battre. »

Ce qui ne veut pas dire que la Chine ne fera jamais appel à la force brute. Elle cherche aujourd’hui surtout à gagner du temps pour moderniser ses armées. D’ici une décennie, elle risque de proposer le dilemme suivant à ses rivaux : la chine sera tellement puissante que plus personne ne voudra se risquer à un conflit. Et les choses vont vite. La Chine dépense à l’heure actuelle bien plus pour son armée que tous ses pays voisins réunis. Un politique de pouvoir économique s’acoquine en effet parfaitement avec une montée en puissance militaire. Sa politique économique agressive affaiblit les pays qui l’entourent. Du coup, la plupart d’entre eux n’ont tout simplement pas les finances pour une armée digne de ce nom. Il suffit de voir le Japon et l’Inde pour s’en convaincre.

Ce que la Chine souhaite, et n’en fait d’ailleurs nul secret, c’est la parité militaire avec les États-Unis dans l’océan Pacifique. Elle part du principe que cet océan ne sera sûr que lorsque les États-Unis pourront être cantonnés dans sa partie ouest. Cette défense se définit en sept couches. Les Chinois ont lourdement investi dans les satellites militaires qui peuvent surveiller les agissements des États-Unis dans la région. Le premier rang est donc surtout basé sur des capteurs. La deuxième ceinture de défense se base sur des missiles antiaériens. La Chine en tient à disposition près de 1000 prêts à toucher des points ennemis au Japon, à Taiwan et à Guam. Il existe même un missile capable de couler un porte-avions américain qui se situe à plus de 2000 kilomètres. Le troisième cercle de protection s’articule autour de la marine et de l’aviation. Depuis l’année 2000, la Chine a fait construire pas moins de 267 navires de guerre et 819 avions de combat. Un quatrième cercle se compose de nouvelles bases militaires au niveau des barrières de corail dans la Mer de Chine méridionale. Un quatrième est la menace nucléaire puisque la Chine se construit un petit, mais puissant, arsenal nucléaire. Et, enfin, il y a la guerre cybernétique et la guerre dans l’Espace, et surtout la capacité de rendre aveugles ses ennemis. Personne ne sait où se trouve exactement la Chine dans ses deux domaines. Mais une chose est acquise, c’est, qu’aussi bien Pékin que Washington investissent en masse.

Ou cela finira-t-il ?

À cette question, Cui Liru, ancien patron des services secrets chinois à la retraite, me répond que « Nous pensons que les tensions sont encore gérables pour l’instant. Nous suspectons que les politiques à notre égard vont se durcir. Mais nous n’avons que peu de marge de manoeuvre. Notre volonté de nous battre pour cela est grande. Je pense que les leaders chinois souhaitent s’étendre en paix, mais le monde est de plus en plus complexe et les menaces infinies. »

Du côté des États-Unis, deux choses sont déjà claires. Ils vont investir davantage dans la défense et on souhaite toucher le vaisseau amiral en enlevant du vent de la voilure économique de la Chine. Avec moins de revenus, cette dernière ne pourra plus autant investir.

Ce qui est certain c’est que cette lutte pour le pouvoir mondial ne fait que commencer et qu’elle ne va pas se limiter à quelques barrières de corail. À cause de cette discorde, des pays comme la Russie, la Turquie, l’Égypte et l’Arabie Saoudite vont lâcher la partie occidentale lui préférant l’est, ce qui va encore affaiblir l’influence européenne.

La nouvelle course aux armements dans l’Est favorisera également la venue de nouveaux joueurs. Mais on verra aussi de nouvelles arènes s’ouvrir, comme celles des cyberattaques qui gagneront en importance. Tout cela encouragera les Américains à pousser leurs capacités militaires toujours plus à l’Est, délaissant l’Europe qui devra défendre ses propres intérêts. Ce qui poussera des pays comme la Belgique à participer davantage. Ces sujets ne provoquent que peu de remous aujourd’hui, mais sont d’importance capitale lorsque priment les intérêts sécuritaires.

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