En 2017, avec son partenaire local Iran Khodro, Peugeot a livré 443 000 véhicules. © s. zuder - laif-RÉA

La grande désillusion de l’ouverture économique de l’Iran

Le Vif

La sortie des Etats-Unis de l’accord sur le nucléaire va freiner encore davantage la croissance iranienne et les projets des sociétés européennes. Illustration avec le dilemme des entreprises françaises.

Mauvaise nouvelle pour les affaires. Ce mardi 8 mai, quand Bernard Fages atterrit à Bahreïn, la dernière bravade de Donald Trump l’accueille à l’aéroport : le président américain a décidé de rétablir toutes les sanctions levées contre l’Iran il y a trois ans. Des soubresauts dans la région, ce quadra en a vu d’autres. Voilà un peu plus de deux ans qu’il dirige depuis Téhéran la filiale moyen-orientale de Nox, un grand groupe français spécialisé dans l’ingénierie des bâtiments.  » Cela faisait des mois que les Etats-Unis soufflaient le chaud et le froid. De toute façon, une bonne partie des projets en Iran était déjà paralysée… alors la suite, on verra bien « , souffle-t-il, un brin philosophe. Sur la télévision de sa chambre d’hôtel, les images de Trump vociférant et qualifiant l’accord de  » désastreux  » tournent en boucle. Dans la région, la décision, largement applaudie par l’Arabie saoudite, fait monter la tension d’un cran. Pour les entreprises étrangères à Téhéran, c’est un nouveau coup rude dans leur quête de l’eldorado iranien.

L’ouverture économique de l’Iran ? C’est l’histoire d’une promesse qui s’est évaporée en moins de trois ans. Petit flashback. Le 14 juillet 2015, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, l’UE et l’Iran signent un accord stipulant la levée d’une partie des sanctions pesant sur le géant chiite à condition que le pays restreigne considérablement son programme nucléaire. Pour le modéré Hassan Rohani, cette concession s’accompagne d’une promesse d’afflux d’investissements étrangers censés dynamiser une économie exsangue. Un espoir fou après les années de plomb de l’ultraconservateur Ahmadinejad. Le marché iranien fait saliver les entreprises du monde entier. 83 millions d’habitants, dont 40 % ont moins de 25 ans, avides de tout : fringues et sacs de luxe, babioles high-tech, voitures occidentales, cosmétiques, médicaments, articles de sport… Un marché quasiment vierge, comme on n’en avait pas connu depuis la chute du mur de Berlin.  » Surtout, les besoins en infrastructures, ponts, routes, ports, aéroports, usines de traitement des déchets ou d’épuration de l’eau sont gigantesques « , assure Mahasti Razavi, avocate spécialisée au sein du cabinet d’affaires parisien August Debouzy. A l’époque, cette jeune femme crée même une équipe pour accompagner ses clients sur place. Le cabinet McKinsey table alors sur 1 000 milliards de dollars d’investissements étrangers dans le pays sur les vingt prochaines années. Le gouvernement iranien rêve, lui, de 50 milliards par an…

Le chantier de l'Iran Mall, un des plus grands centres commerciaux en construction au monde, dans la banlieue ouest de Téhéran, a déjà quatre ans de retard.
Le chantier de l’Iran Mall, un des plus grands centres commerciaux en construction au monde, dans la banlieue ouest de Téhéran, a déjà quatre ans de retard.© GROUPE NOX

Le huitième marché de Renault dans le monde

Sauf que le bling-bling des chiffres a très vite pâli.  » C’est peu dire que les promesses n’ont pas été tenues. Au mieux, dix milliards de dollars sont venus irriguer le pays sur les trois dernières années « , déplore Ardavan Amir Aslani, un avocat d’affaires d’origine iranienne. D’après les derniers chiffres publiés par le World Investment Report de 2017, seuls quatre milliards de dollars d’investissements étrangers sont entrés en Iran en 2016.

Bernard Fages, lui, est arrivé à Téhéran il y a deux ans avec un gros contrat sous le bras : la conception technique de l’Iran Mall, l’un des plus grands centres commerciaux au monde – un million de mètres carrés -, actuellement en construction dans la banlieue ouest de la capitale. Un projet de 2,5 milliards d’euros, avec une débauche de luxe à faire pâlir d’envie les Emiratis : une tour de bureaux de 54 étages, un palace, 300 000 mètres carrés de commerces, une patinoire, un complexe cinématographique, un centre de conférence, le tout entouré de fontaines  » dansantes  » qui irriguent un jardin persan. Evidemment, toutes les grandes marques rêvent de décrocher un corner dans ce nouveau temple de la consommation.  » Problème, le chantier a déjà quatre ans de retard et les travaux tournent au ralenti « , souligne Bernard Fages. Comme tout en Iran.  » Pour une centaine de projets, un seul arrive réellement au bout « , constate Michel Makinsky, directeur de la société de conseil Ageromys International. Certes, les constructeurs automobiles français se frottent les mains. Pour Renault, l’Iran est devenu le huitième marché dans le monde avec 162 000 ventes l’an passé, un bond de près de 50 % en un an. Peugeot, qui a réactivé ses accords avec son partenaire historique local Iran Khodro, a enregistré 443 000 livraisons l’an passé, pas loin de son record de 2010.

Beaucoup d’autres projets gelés ou arrêtés

Total, de son côté, a finalement conclu, en juillet dernier, un accord de 4,8 milliards de dollars avec la compagnie iranienne NIOC pour l’exploitation du gisement de gaz naturel de South Pars. Airbus a signé la livraison d’une centaine d’avions. En ce qui concerne le groupe pharmaceutique Ipsen, il est en train de construire, en partenariat avec un industriel iranien, une usine qui fabriquera des anticancéreux à destination de toute l’Asie centrale. Autant de contrats-vitrines qui masquent le gel, voire l’arrêt, de beaucoup d’autres projets. Decathlon, qui a installé un showroom en plein Téhéran, dit avoir une centaine de magasins dans ses cartons. Aucun n’a ouvert ses portes. Tout comme Accor, le géant français de l’hôtellerie qui, en dehors de deux contrats Ibis et Novotel à proximité de l’aéroport international de Téhéran, n’a pas vraiment percé sur le marché iranien. Vinci a bien signé, en janvier 2016, un protocole d’accord pour développer les aéroports de Mashhad et d’Ispahan, mais les affaires sont pour l’instant bloquées. Quant à Bouygues (construction, énergie et télécom), le groupe a tout simplement fermé le rideau de son bureau de Téhéran en décembre dernier.

Ce qui a coincé ? L’argent. Ou plutôt la quasi-fermeture du robinet des flux financiers. Or, le retour des sanctions américaines risque de réduire encore davantage le débit. Les grandes banques européennes sont totalement tétanisées à l’idée de se faire rattraper par la patrouille américaine. Pire, de ne plus pouvoir travailler aux Etats-Unis. L’amende de 8,9 milliards de dollars infligée en 2014 par Washington à BNP Paribas pour avoir contourné l’embargo américain en facilitant des transactions en dollars est dans toutes les têtes.

 » Vous avez à peine prononcé le mot « Iran » que tous les banquiers vous claquent immédiatement la porte au nez « , raconte un haut cadre d’une entreprise de traitement des déchets. Et tout le monde est logé à la même enseigne. Certes, de petits établissements bancaires comme Wormser Frères ou Delubac & Cie, qui n’ont aucune activité aux Etats-Unis, ont développé ces dernières années des services de transfert de fonds qu’ils facturent au prix fort. Des intermédiaires plus ou moins opaques ont également prospéré en mettant en contact des entreprises avec des banques maltaises, asiatiques ou russes, moyennant de juteuses commissions.

 » Mais quand il s’agit de financer des projets d’infrastructures de plusieurs millions d’euros, il n’y a plus personne « , déplore Nigel Coulthard, le président du Cercle Iran Economie, en France.

Vous avez à peine prononcé le mot « Iran » que tous les banquiers vous claquent immédiatement la porte au nez

Au retour des sanctions sur le nucléaire vient s’ajouter une panoplie de verrous administratifs fixés par Washington qui, eux, n’avaient jamais sauté. Comme la fameuse règle des 10 % (voir l’encadré). Ou l’interdiction de commercer en dollars avec des individus ou des organisations inscrits sur la liste noire des autorités américaines.

Dans le viseur des Etats-Unis : les Gardiens de la révolution et certaines fondations religieuses qui leur sont attachées. Ils détiendraient directement entre 15 et 20 % de l’économie et seraient très présents dans la construction, l’énergie ou encore les télécoms.  » L’environnement économique iranien est tellement opaque que tous les groupes français quémanderont la bénédiction de l’Administration américaine, flanqués d’une armée d’avocats « , souligne Thierry Coville, chercheur à l’Iris (Institut de relations internationales et stratégiques de Paris).  » On marche sur des oeufs. Avant même de signer le moindre protocole d’accord, on doit dépenser des dizaines de milliers d’euros de frais d’avocats chargés de vérifier la viabilité du projet. Le ticket d’entrée en Iran est trop cher « , conclut le responsable de la  » conformité  » d’un géant du CAC 40, le principal indice de la Bourse de Paris.

Quelle stratégie vont désormais adopter les entreprises françaises ? En octobre dernier, lors d’une conférence à Londres, le PDG de Total, Patrick Pouyanné, s’était dit  » prêt à quitter l’Iran  » si le législateur américain l’imposait.  » Nous sommes exposés à hauteur d’un milliard de dollars. C’est un montant important, mais acceptable pour un groupe de notre taille « , déclarait-il. Un des rares banquiers français à travailler dans le pays le confirme : entre un contrat en Iran et l’accès au marché américain, le choix de bon nombre d’entreprises, surtout dans l’énergie, l’automobile ou les métaux, risque d’être vite fait.

Un freinage économique qui tombe au pire moment

En Iran, avant même la volte-face américaine, la frilosité des entreprises étrangères commençait à agacer. Si Hassan Rohani a calmé le jeu en affirmant que son pays restait pour l’instant dans l’accord, sa stratégie est de plus en plus contestée en interne. Dans cette économie où près de 80 % des recettes qui tombent dans les caisses de l’Etat viennent des exportations de pétrole, les sanctions américaines vont inévitablement peser sur la croissance.  » Par rapport à 2016, la production pétrolière iranienne a augmenté de 1 million de barils par jour. Une réintroduction des sanctions pourrait conduire à l’abaisser de 300 000 à 500 000 barils environ « , pronostique Christopher Dembik, responsable de la recherche économique de Saxo Bank.

Un freinage économique qui tombe au pire moment, car la grogne sociale monte. A Mashhad, la deuxième plus grande ville du pays, des manifestations violentes ont éclaté en début d’année pour dénoncer la vie chère et l’explosion des inégalités. Le taux de chômage atteindrait 17 % – au lieu des 11 % officiels -, la spéculation immobilière a laminé les classes moyennes.  » Dans la capitale, un appartement de standing européen de 200 mètres carrés coûte 5 000 euros par mois « , raconte Bernard Fages. Quand le salaire mensuel moyen atteint 300 euros. Tandis que les ingénieurs iraniens sont obligés de cumuler deux, voire trois jobs pour avoir un revenu décent, les ventes du concessionnaire Porsche de Téhéran ont cartonné l’an passé… Au pays des Mollahs, le luxe européen fait toujours rêver.

Par Béatrice Mathieu.

Quand Washington impose son droit

La grande désillusion de l'ouverture économique de l'Iran
© R. DUVIGNAU/REUTERS

Le mot fait aussi peur qu’il est difficile à prononcer : l’extraterritorialité du droit américain. Ou comment des règles fixées à Washington s’appliquent par ricochet à des entreprises ou à des ressortissants non américains. Une forme d’impérialisme par la loi, dénoncent certains. Le Trésor américain aurait ainsi fait lambiner Airbus pendant des mois avant de lui accorder son précieux sésame – l’avionneur européen utilise plus de 10 % de composants américains – pour commercer avec l’Iran. Pendant ce temps, Boeing a pu avancer ses pions.  » Les Etats-Unis utilisent des outils politiques à des fins de domination commerciale « , attaque Nigel Coulthard, le président du Cercle Iran Economie, en France.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire