26 juin 1992, le Danemark bat l'Allemagne 2 - 0 et remporte le Championnat d'Europe. © belgaimage

Football et politique : le Danemark, la victoire en tongs

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

A travers les trente-deux pays qualifiés pour la Coupe du monde 2018, Le Vif/L’Express montre combien le sport roi et la politique sont intimement liés. Trentième volet : comment le Danemark a conquis l’Europe par surprise, en profitant du contexte géopolitique. Avec une rigueur bien nordique. Et pourquoi il s’est tristement replié sur lui-même, sur fond de politique antimigration.

Cela fait partie des sacres sportifs les plus improbables de l’histoire. Le 26 juin 1992, devant les 38 000 spectateurs abasourdis du stade de Göteborg, en Suède, le Danemark remporte le Championnat d’Europe de football en battant l’Allemagne deux à zéro. Les buteurs sont des antihéros par excellence, danois pure souche : le milieu de terrain John Jensen et son coéquipier Kim Vilfort jouent pour Brøndby IF, le club d’une petite ville sise à l’ouest de Copenhague. David a battu Goliath et fait mentir le célèbre diction anglais :  » Et à la fin, c’est toujours l’Allemagne qui gagne.  »

L’exploit de 1992

Ce triomphe est d’autant plus improbable que les Danois n’auraient jamais dû être présents pour disputer ce tournoi en Suède. Lors de la phase de qualification, ils avaient été éliminés par la Yougoslavie, première du groupe, et se préparaient à des vacances bien méritées. Mais la guerre déchire le pays de Tito, qui part en lambeaux. La Serbie du président Slobodan Milosevic, qui a repris le nom de  » Yougoslavie  » pour un court instant d’histoire, subit les foudres occidentales en raison de ses agressions en Slovénie, en Croatie et en Bosnie-Herzégovine. Les Nations unies décrètent un embargo total, en vertu duquel l’UEFA décide d’exclure l’équipe du tournoi à la dernière minute, alors que les joueurs yougoslaves viennent d’arriver en Suède. Les  » Brésiliens d’Europe  » sont renvoyés chez eux.

Les Danois, pour leur part, sont partiellement démobilisés. Selon le mythe, certains joueurs reviennent dare-dare de la Costa Brava, en tongs. Mais ce n’est pas le cas de la majorité d’entre eux. La plupart sont alors réunis pour une rencontre amicale contre une autre équipe étrange de cette période chahutée sur le plan géopolitique : la Communauté des Etats indépendants (CEI), qui remplace temporairement la défunte Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), avant que la Russie ne prenne son envol. Point de Danemark-CEI, donc, mais un premier tour de l’Euro semé d’embûches. Après un match nul contre l’Angleterre et une défaite contre la Suède, le Danemark passe par le chas de l’aiguille au tour suivant grâce à une victoire contre la France, deux à un. Le but de la victoire, légendaire, est marqué par Lars Elstrup, joueur de l’OB Odense, que l’on retrouvera, quelques années plus tard, perdu au sein des Témoins de Jéhovah sous le nom de  » Dorando  » ( » La rivière qui coule « ).

Sur la route du sacre de Göteborg, les Danois battent les trois derniers vainqueurs de l’Euro : France, Pays-Bas et Allemagne. C’est la consécration d’une génération rigoureuse. Brian Laudrup fait partie de l’équipe victorieuse mais, pas son frère Michael, le plus grand talent danois de l’époque, qui joue au FC Barcelone. Ce milieu de terrain a du sang latin dans les veines, c’est un dribleur et un passeur d’exception. Trop offensif, il est victime d’une guerre tactique avec l’entraîneur, Richard Møller Nielsen, qui mise avant tout sur une approche défensive. Ce Danemark-là ne pétille pas, mais il est redoutablement efficace.

Son incroyable aventure résonne, comme souvent, avec l’actualité politique de l’époque. Le 2 juin 1992, une semaine avant le début de la compétition, 50,7 % des Danois votent contre le Traité de Maastricht, le texte européen qui ouvre la voie à la monnaie unique.  » David fait vaciller les Goliaths de la bureaucratie et des superpuissances « , écrit Le Monde comme une métaphore prophétique. Le 26 juin, jour de la finale de l’Euro, les ministres européens des Affaires étrangères se réunissent pour trouver une issue à la crise ouverte par ce  » Nej « . Finalement, le Danemark obtiendra une série de clauses d’exemption au Traité et organisera un nouveau référendum pour l’approuver, un an plus tard. Avec le recul, le second buteur danois de la finale, Kim Vilfort, traduira le sentiment de tout un peuple :  » Nous avons été reconnus deux fois par la Communauté européenne en même temps. Nous, les Danois, nous sommes sentis spéciaux, dans le bon sens du terme…  » Sur le plan sportif, cela reste unique.

Le repli sur soi

Inger Støjberg, ministre de l'Immigration, avec son gâteau, sur Facebook.
Inger Støjberg, ministre de l’Immigration, avec son gâteau, sur Facebook.© capture d’écran

En dépit d’un quart de finale au Mondial 1998 et de quelques Euros satisfaisants, les Danois ne confirmeront pas, par la suite, cet exploit. L’équipe nationale ne se qualifie pas pour les Coupes du monde 2010 et 2014. Elle n’atteint le Mondial russe qu’après un réveil tardif lors des matches de barrage contre l’Irlande (0-0 à Copenhague, 1-5 à Dublin). Cette timidité post-Göteborg reflète, là encore, l’évolution politique du pays, dont le modèle social se craquèle, suscitant peurs et rejet de l’autre. Le Parti du peuple danois, très à droite, décroche plusieurs succès électoraux pour dépasser les 21 % aux législatives de 2015. Il surfe sur cette vague antimigration qui se développe sur tout le continent. Et qui trouve son écho dans le football.

Aslak Nore, écrivain norvégien, résume ce parallélisme. En 2007, une étude montrait qu’au Danemark, seulement 6 % des joueurs des équipes nationales de jeunes étaient d’origine étrangère, constate-t-il. Depuis, la proportion a légèrement augmenté, et on a même vu quelques  » nouveaux Danois « , issus de l’immigration, parmi les grands joueurs. Mais cela reste loin des pays voisins : en 1995 et 1996, cette proportion était déjà de 28 % en Suède et de 40 % en Norvège.  » L’explication des Danois consiste à dire que les « nouveaux Danois » manquent de compétences tactiques et de discipline, résume l’écrivain, dans une opinion qui fit grand bruit. Ils feraient mieux de se demander pourquoi le Danemark est le seul pays à ne pas réussir à faire éclore des joueurs d’origine immigrée. Le problème proviendrait-il de la culture et des mentalités danoises ? L’équipe nationale monoculturelle et bien organisée des Danois est symptomatique. Le Danemark se caractérise aujourd’hui par une peur de l’étranger et un nationalisme empreint de victimisation, qui rappelle un peu la Serbie.  »

Ce repli sur soi se caractérise aussi par des excès minoritaires : lors de l’Euro 2016, le Danskernes Parti, petite formation d’extrême droite, sème la consternation en affirmant sur les réseaux sociaux que la France est  » une équipe africaine « . La ministre libérale de l’Immigration, Inger Støjberg, pose fièrement sur Facebook avec un gâteau, en mars 2017, pour célébrer sa cinquantième mesure anti-immigration. C’est dans l’air du temps en Europe. Mais cela ne fait pas forcément remporter des trophées : l’Allemagne d’Angela Merkel, par exemple, a misé sur le métissage pour se renforcer. Et est devenue championne du monde il y a quatre ans.

Pour redorer le blason du pays en Russie, le Danemark compte sur un artiste du ballon rond, Christian Eriksen. Ce milieu de terrain offensif fait les beaux jours de Tottenham, en Angleterre. On parle désormais d’un transfert à Barcelone. Il est surnommé le  » roi modeste « , tant son élégance balle au pied est aussi discrète qu’efficace. De là à espérer qu’il porte son équipe vers les sommets de 1992, personne au pays n’ose trop y croire.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire