La Tunisie espère retrouver à temps son avant-centre Youssef Msakni, ici dans un match contre l'Egypte. © Zoubeir Souissi/reuters

Football et politique : en Tunisie, le printemps des aigles

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

A travers les trente-deux pays qualifiés pour la Coupe du monde 2018, Le Vif/L’Express montre combien le sport roi et la politique sont intimement liés. Vingt-sixième volet : comment la Tunisie espère enfin récolter les fruits des printemps arabes dont elle reste le seul modèle démocratique. Et pourquoi cet espoir passe, aussi, par des relations revitalisées avec la France.

De tous les pays bouleversés, il y a sept ans, par les printemps arabes, seuls la Tunisie et l’Egypte seront du voyage en Russie, cet été. Ravagées par les violents conflits qui ont découlé de la vague d’espoir initiale, la Syrie et la Libye ont échoué de peu à se qualifier pour la Coupe du monde de foot. La Syrie, héroïque, a été éliminée sur le fil, en match de barrage, par l’Australie. La Libye, elle, a cédé face à la Tunisie, non sans une vive polémique au sujet de l’arbitre kényan qui a sifflé le match, mi-septembre 2017 : il a multiplié les décisions défavorables à la Libye alors qu’il est… marié à une Tunisienne.

Les printemps arabes se prolongeront-ils en Russie ? Pour créer la surprise dans le groupe du pays organisateur, l’Egypte compte beaucoup sur la fraîcheur folle de sa superstar, Mohamed Salah, qualifié pour la finale de la Champions League avec Liverpool, auteur d’une saison phénoménale et dont le talent est digne d’un Lionel Messi. Démocratiquement parlant, par contre, le pays des Pharaons déchante après être retombé sous la coupe des militaires.

La Tunisie, quant à elle, espère bien créer l’exploit dans la poule de la Belgique et de l’Angleterre. Pour surprendre, elle espère retrouver à temps son avant-centre vedette, Youssef Msakni, blessé aux ligaments début avril dernier. Et compte sur son armada de joueurs évoluant en France pour élever le niveau de l’équipe. De quoi perpétuer l’esprit de son printemps. Et revivifier une démocratie qui souffre…

L’apprentissage de la démocratie

C’est en Tunisie qu’a débuté la vague des printemps arabes avec la  » révolution du jasmin « . Le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid, les premières manifestations se déroulent après l’immolation d’un vendeur ambulant, Mohamed Bouazizi. Les années suivantes, tandis que le chaos sévit dans les autres pays en quête d’un avenir meilleur, la Tunisie s’impose comme un modèle de démocratisation, certes fragile. Des élections ont eu lieu, ouvertes. Des compromis ont été noués entre les principales forces politiques, les islamistes de Ennahda et le groupe laïque bigarré (rassemblant gauche radicale, droite conservatrice, etc.) de Nidaa Tounes. Ce subtil équilibre pousse progressivement les portes de la liberté, mais les résultats socio-économiques laissent à désirer. En début d’année 2018, de nouvelles manifestations ont lieu contre la hausse du coût de la vie. Elles dénoncent aussi la corruption, perçue comme un fléau national. Tandis que certaines voix appelent à un retour à l’ordre du régime Ben Ali, du nom du président renversé par le printemps tunisien.

Le football est un miroir de la société, en Tunisie aussi. Particulièrement dans la capitale, Tunis, où s’affrontent deux équipes, l’Espérance sportive et le Club africain, dont l’importance pour les supporters est comparable à celle de religions. Leur rivalité est édifiante : si la chute de la dictature a libéré les énergies, elle a aussi transformé le football tunisien en un réceptacle des nouvelles tensions politiques. En un marchepied pour le pouvoir. L’Espérance sportive, proche du défunt régime, navigue habilement pour s’adapter aux contorsions du pouvoir, depuis 2011 : elle est aujourd’hui dirigée par Hamdi Meddeb, un ancien footballeur du cru, devenu patron du tout-puissant groupe agro-alimentaire Délice. Cette saison, la voilà sacrée championne pour la 28e fois. Mais en raison de violences tout au long de la compétition, le titre a été fêté devant des tribunes vides.

De son côté, l’archirival du Club africain est devenu le jouet de Slim Riahi, surnommé  » le Berlusconi tunisien « , par ailleurs président d’un petit parti, l’Union patriotique libre. Avant qu’il jette l’éponge, fin 2017, après le gel de ses avoirs pour corruption et blanchiment d’argent. En Tunisie, le foot est un sport aussi fragile qu’une révolution…

 » Le pays apprend la démocratie, explique au mensuel So Foot Bertrand Marchand, ancien du Stade rennais, qui a entraîné le Club africain. Mais, parfois, cette liberté est mal utilisée. On voit des gens qui ne respectent plus rien, qui insultent les forces de l’ordre… En ce qui concerne le foot, c’est un peu pareil. Les clubs connaissent des difficultés financières plus ou moins importantes parce que les dirigeants manquent de rigueur. On fait signer des contrats à 500 000 euros à des joueurs qui ne les touchent pas.  » Et qui font grève pour les réclamer.

Slim Riahi, le
Slim Riahi, le  » Berlusconi tunisien « , dirige le Club africain et un parti politique.© FETHI BELAID/belgaimage

« La page n’est pas tournée »

En Tunisie, la passion pour les clubs est plus forte que pour l’équipe nationale, qui n’a pas encore accompli d’exploit lors d’un grand tournoi mondial. Mais les Aigles de Carthage, comme on surnomme les Tunisiens, disposent cette fois d’une génération pleine de promesses, qualifiée pour la Russie en restant invaincue et multipliant les succès en matches de préparation. Face à eux, les Diables Rouges n’auront pas la tâche facile, le samedi 23 juin à Moscou. La première rencontre de Coupe du monde entre les deux équipes, au Japon en 2002, s’était d’ailleurs soldée par un match nul : 1-1.

Le printemps politique ouvre pourtant les portes et les fenêtres du pays, panse les plaies du passé et permet à cette nation de renouer les liens avec la France, qui l’a occupée de 1881 à 1956. Sur d’autres bases. Pour solidifier son ossature, le sélectionneur Nabil Maâloul rappelle plusieurs joueurs tunisiens de la deuxième génération, nés et éduqués en France : Ellyes Skhiri, de Montpellier, Mouez Hassen, de Châteauroux, Saîf-Eddine Khaoui, de Troyes, tandis que le Rennais Wahbi Khazri est l’autre star de l’équipe. Seule une  » affaire  » montre que la Tunisie ne dispose pas encore de l’attrait nécessaire à attirer les meilleurs : Wissam Ben Yedder, fantasque attaquant de Séville, a fini par choisir la France à l’issue d’une longue polémique dont n’étaient pas absents les aspects identitaires. Un choc de civilisations.

Le président français, Emmanuel Macron, exprimait un espoir lors de son discours devant l’Assemblée tunisienne des représentants du peuple, le 1er février dernier : celui de voir la révolution se prolonger.  » Beaucoup pensent que la page du printemps arabe est tournée, passée, parce que dans le monde contemporain, on veut que tout aille vite, déclarait-il. Et que les révolutions se referment aussitôt qu’elles se sont ouvertes, surtout celles que l’on n’a pas vu ou voulu voir venir. Mais la page du printemps tunisien n’est pas encore tournée, vous êtes en train de la vivre, de la faire vivre.  »

En Russie, les Aigles de Carthage en écriront une nouvelle, de page. Sportive. Mais pas seulement…

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