Paolo Guerrero, le capitaine, est surnommé " le prédateur ". Il sera de la partie en Russie. © MARCOS BRINDICCI/REUTERS

Football et politique : au Pérou, le retour du purgatoire

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

A travers les trente-deux pays qualifiés pour la Coupe du monde 2018, Le Vif/L’Express montre combien le sport roi et la politique sont intimement liés. Dernier volet : comment le Pérou a enfin vaincu la malédiction sportive et mis de côté la corruption politique pour rejoindre le gratin mondial. Et pourquoi cette euphorie fut contrariée jusqu’à la dernière minute.

La nuit du 15 au 16 novembre 2017 est l’une des plus longues de l’histoire du Pérou. Avec des milliers et des milliers de personnes dans les rues, soulagées, ivres de joie à l’idée de célébrer la qualification de leur pays pour la Coupe du monde. Ce ticket pour la Russie, arraché de haute lutte, met fin à une période de disette longue de… trente-six ans. Cette heureuse issue est la conséquence d’une cinquième place du groupe sud-américain, suivie d’un double match de barrage sous haute tension contre la Nouvelle- Zélande. Après un 0-0 en Océanie, les Péruviens se libèrent le 15 novembre, lors de la manche retour à domicile, grâce à un but marqué sur une frappe sèche par Jefferson Farfán, à la 39e minute. Présent en équipe nationale depuis 2003, cet ailier fantasque avait été écarté pour mauvais comportement avant de revenir, à 33 ans, grâce à une seconde jeunesse au Lokomotiv Moscou. Le voilà improbable héros de la nation. Une demi-heure plus tard, le défenseur Christian Ramos rassure tout le monde.

Le Pérou peut jubiler. Après tant de désillusions. Ce jour de novembre, le royaume des Incas est le dernier pays à décrocher son visa pour la phase finale russe. On reverra enfin le mythique maillot blanc barré d’une bande diagonale rouge – qui rappelle celui des Argentins de River Plate… – absent du Mondial depuis 1982. Comme une lumière au bout d’un long tunnel.

Le président Martin Vizcarra promet un plan anticorruption.
Le président Martin Vizcarra promet un plan anticorruption.© MARIANA BAZO/REUTERS

Victime de la corruption

Le Pérou revient de loin et le football, comme souvent, est le miroir de la situation politique. En 1970, 1978 et 1982, l’équipe nationale dispose d’une génération brillante, qui marque les esprits des amateurs de football. Emmenée par le milieu de terrain offensif Teófilo Cubillas, l’un des plus prolifiques de l’histoire, elle passe à deux reprises le premier tour de la Coupe du monde, en 1970 et 1978, en battant des nations  » moyennes  » : Maroc, Bulgarie, Ecosse et Iran, sans oublier un nul contre les grands Pays-Bas. Il lui manque peu de chose pour rivaliser avec les ténors sud-américains, brésiliens et argentins.

Mais le 21 juin 1978, à Rosario, en Argentine, sa réputation bascule. Qualifié pour le deuxième tour, le Pérou rencontre le pays organisateur pour un match décisif. Si elle veut se qualifier pour la finale, l’Argentine doit vaincre par plus de quatre buts d’écart. C’est ce qui se produit, au bout d’un non-suspense. Score final : 6-0. Tous les observateurs s’étonnent de l’étrange inertie du gardien du Pérou, Ramón Quiroga.  » Il semblait être absent de la pelouse « , écrit la presse, en relevant ses racines… argentines. Une intuition. Qui va se confirmer.

Plus tard, on apprend que le général Videla, dictateur argentin de l’époque, a rendu visite aux équipes dans les vestiaires, tétanisant les Péruviens. Trente ans plus tard, dans le cadre d’une enquête judiciaire concernant la fameuse opération Condor, qui visait à  » éliminer  » les opposants des dictatures latino-américaines, l’ancien sénateur péruvien Genaro Ledesma Izquieta indique que, lors du Mondial 1978, un accord aurait été passé entre les deux pays pour que Buenos Aires liquide discrètement treize opposants péruviens en échange de cette large victoire, prélude au sacre argentin.  » Ce triomphe était nécessaire pour faire oublier la mauvaise réputation de l’Argentine dans le monde « , appuie le sénateur. Il est aussi question d’un prêt argentin avantageux et d’une cargaison de 14 000 tonnes de blé. Ce 6-0 sent donc le soufre. Et il plane comme une ombre maléfique sur le football péruvien depuis quarante ans.

Ces dernières années, s’est ajoutée la gestion de la Fédération nationale. Manuel Burga Seoane, son omnipotent président, a été arrêté par la police péruvienne le 3 décembre 2015, provoquant un séisme. Motivations : blanchiment d’argent, association de malfaiteurs, fraude électronique… On le soupçonne d’avoir reçu des pots-de-vin en échange de l’octroi de droits télévisés pour des matches internationaux. Extradé aux Etats-Unis, il est finalement blanchi en décembre 2017 par la justice américaine, dans le cadre du scandale de corruption, plus large, au sein de la Fifa, la Fédération internationale de football.

Une métaphore politique ? Au Pérou, cette corruption gangrène de trop nombreuses institutions. Pratiquement tous les chefs de l’Etat des vingt-cinq dernières années sont en fuite, en prison ou soupçonnés de malversations. Depuis le très controversé Alberto Fujimori, condamné pour  » crimes contre l’humanité  » puis gracié, jusqu’à Pedro Pablo Kuczynski, forcé de démissionner en mars 2018 en raison de liens frauduleux avec un géant du béton brésilien, tout comme son prédécesseur Ollanta Humala. L’actuel président et successeur de Kuczynski, Martín Vizcarra, promet un plan anticorruption. De quoi apaiser le pays pour profiter pleinement du Mondial, cet été ?

Le « prédateur » en Russie

Pas sûr… Même qualifié, le Pérou vit des jours inquiets avant de se rendre en Russie. La faute, tout d’abord, à une tempête médiatique provoquée par une proposition de loi déposée fin 2017 par une députée, Paloma Noceda. En vertu de ce texte, le gouvernement mettrait sous tutelle la fédération nationale de football, ce qui contrevient à l’article 7 du texte fondateur de la Coupe du monde, en vertu duquel toute fédération doit être totalement autonome du pouvoir. Le Pérou risque la disqualification pure et simple, retient son souffle, mais il s’agit finalement d’une tempête dans un verre d’eau. Certains officiels sourient, car les fédérations ne sont… jamais totalement indépendantes du pouvoir, dans de nombreux pays.

L’autre saga, qui jette des milliers de personnes dans les rues de Lima, le 20 mai dernier, concerne l’attaquant Paolo Guerrero, capitaine de l’équipe nationale, qui a fait les beaux jours du Bayern Munich et d’Hambourg avant de gagner la Coupe du monde des clubs avec les Corinthians de São Paulo, en 2012. Une légende au Pérou. Le 5 octobre 2017, il est contrôlé positif à la cocaïne. Le joueur se défend, affirme qu’il ne s’agit pas de traces de drogue, mais… de résidus de feuilles de coca restés au fond de sa tasse de thé. Le tribunal d’arbitrage du sport ne veut rien entendre et le suspend pour quatorze mois. Stupeur : il manquera le Mondial. Le peuple se lève.

Les capitaines des adversaires du Pérou au premier tour de la Coupe prennent la défense du joueur. Simon Kjær (Danemark), Mile Jedinak (Australie) et Hugo Lloris (France) publient une lettre ouverte dans laquelle ils demandent que Guerrero soit autorisé à jouer. Parce que la substance en question n’aurait pas modifié ses performances, disent-ils. Et parce qu’il s’agit d’un moment unique :  » Le Pérou est de retour au plus haut niveau du football après une absence de trente-six ans. De notre point de vue, ce serait une erreur manifeste de l’exclure de ce qui devrait être le pinacle de sa carrière.  » Finalement, le joueur obtient le gel de sa suspension devant un tribunal civil suisse. Le  » prédateur « , comme on le surnomme, sera bel et bien présent en Russie. Il aura faim de revanche. Et tout le Pérou avec lui.

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