Chez Asian Fabricx, les conditions de travail n'ont pas grand chose à envier à celles qui prévalent en Europe. © KATIA BALASHOV

Développement durable : Ikea file enfin un meilleur coton

Philippe Berkenbaum
Philippe Berkenbaum Journaliste

Soucieux d’introduire une dose de respect des travailleurs et de l’environnement dans ses fournitures, le géant suédois du meuble en kit est l’initiateur, avec plusieurs ONG, d’un label de production de coton plus durable. Qui commence à peser vertueusement sur la culture de la reine des fibres végétales. Reportage en Inde, où tout a commencé.

Il pèse un soleil de plomb sur le village de Wakhari, perdu au milieu des champs dans l’Etat surpeuplé du Maharashtra – 122 millions d’habitants, capitale Mumbay. Ici, on cultive surtout orge, maïs, colza, des céréales et, bien sûr, du coton. Dans la région, c’est la culture dominante.  » On l’appelle parfois l’or blanc « , assure Sopan Raghnath, l’un des 450 agriculteurs du patelin, en exhibant les moelleuses boulettes blanches qui ornent les branches de son hectare de cotonniers plantés. L’Inde en est le deuxième producteur mondial juste derrière la Chine, avec près de 25 % du total. De la culture à la fabrication de tissus et vêtements, en passant par le commerce et au tissage des fibres jusqu’aux produits finis, on estime que 60 millions d’Indiens en dépendent, de près ou de loin. C’est aussi l’un des principaux biens d’exportation du sous-continent.

Mais c’est de l’or qui coûte cher, à la terre comme aux habitants.  » L’an dernier, nous avons connu une grave sécheresse, évoque Baliram, un autre fermier. C’est de plus en plus souvent le cas. Pour pouvoir produire suffisamment, nous devons utiliser beaucoup d’eau, au risque d’assécher les rivières.  »  » Le coton est souvent cultivé dans des régions où l’eau est rare et sous pression, confirme Vamshi Krishna, l’un des représentants indiens du World Wildlife Fund (WWF), qui nous accompagne sur le terrain. La culture de cette plante réclame pourtant d’énormes quantités d’eau, mais aussi de pesticides et de fertilisants. Avec un impact très négatif sur l’environnement et la santé.  »

Selon le WWF, il faut en moyenne 10 000 litres d’eau pour produire 1 kilo de coton et jusqu’à trois fois plus dans les régions où les techniques agricoles sont les plus rudimentaires. Et à elle seule, la production de la reine des fibres végétales consomme 10 % des pesticides utilisés dans l’agriculture… Une cible à abattre, pour les défenseurs de l’environnement. Mais qui pourrait se passer de coton sur cette planète ?

Trois cent mille agriculteurs indiens sont aujourd'hui convertis à la culture durable du coton.
Trois cent mille agriculteurs indiens sont aujourd’hui convertis à la culture durable du coton.© KATIA BALASHOV

Un rapport accablant

Parmi les gros consommateurs de cette matière première végétale figure le géant suédois du meuble en kit qui, à lui seul, absorbe chaque année 1 % de la production mondiale pour ses garnitures de meubles et autres produits textiles. Cela représente environ 250 000 tonnes et lui coûte la bagatelle de 2 milliards d’euros par an. Comme pour le bois, l’autre matériau sur la transformation duquel repose tout son empire, Ikea se fournit aux quatre coins du monde. Et souffre, à l’instar de nombreuses multinationales qui ont fait du low cost leur marque de fabrique, d’une image d’entreprise plus soucieuse de profits que du respect de l’environnement. Ou des travailleurs employés par ses centaines de sous-traitants. L’émission française Cash Investigation l’accusait encore récemment de fermer les yeux sur les pratiques peu scrupuleuses de certains de ses fournisseurs de troncs d’arbres en Europe de l’Est – ce dont le groupe suédois s’est défendu.

A la différence de l’exploitation du bois qui pose surtout question sur le plan environnemental, la culture, le filage et le traitement du coton impliquent au quotidien des dizaines, voire des centaines de millions de personnes dans le monde. Ikea affirme en avoir pris conscience il y a une quinzaine d’années. A l’époque, évoque Pramod Singh, l’homme qui dirige la filière coton au sein du groupe suédois,  » nous avions commandité un rapport sur la culture de cette plante stratégique et ses conclusions nous ont ébranlés. Usage excessif d’eau et de produits chimiques (fertilisants et pesticides), nombreuses implications sociales négatives dont des conditions de travail souvent indécentes, marges extrêmement réduites des agriculteurs… Nous avons décidé d’agir.  »

Nous avions commandité un rapport sur la culture de cette plante stratégique et ses conclusions nous ont ébranlés »

Ikea connaissait bien le WWF avec lequel il travaillait déjà sur la filière bois. Ensemble, l’industriel et l’ONG ont noué un nouveau partenariat basé sur une ambition forte : parvenir à transformer le marché en profondeur pour le rendre (plus) durable (lire l’entretien page 48). Ainsi naît, en 2005, l’Initiative pour un meilleur coton (Better Cotton Initiative ou BCI, en anglais), une organisation internationale dont Ikea et le WWF sont membres fondateurs. D’autres entreprises et ONG les rejoindront progressivement. Objectif : rendre la production du coton plus respectueuse de l’environnement et des cultivateurs, via l’octroi d’un label accordé aux fibres dont la culture respecte différents principes (lire l’encadré page 47). Deux projets pilotes sont lancés dès 2006 en Inde et au Pakistan, bientôt suivis par de nombreux autres qui visent tous à diffuser ces principes auprès des agriculteurs. Leur mise en oeuvre et les contrôles sont confiés à des intervenants locaux, proches du terrain et supervisés par le WWF.

« La BCI a changé notre vie »

C’est par exemple le cas de l’ONG indienne Action for Food Production (Afpro) ou de l’organisme indépendant Krishi Vigyan Kendra (KVK) qui  » diffuse les bonnes pratiques auprès des fermiers de la région de Jalna (NDLR : au coeur du Maharashtra, non loin de la mégapole d’Aurangabad), à travers des cours collectifs, des séminaires et des démonstrations dans les villages et dans les champs « , nous explique Pravin Ekunde, coordinateur de terrain pour KVK Jalna, dont dépend le bourg de Wakhari. Dont une vingtaine d’habitants nous accueillent avec enthousiasme, assis en tailleur sur une bâche posée à même le sol de terre battue. La BCI, assurent-ils en choeur,  » a changé notre vie « .

Tous les agriculteurs présents ont aujourd’hui adopté le programme, mais ce n’est pas encore le cas dans tout le village. Baliram reconnaît sa méfiance des débuts.  » Je ne croyais pas ce que nous disait le facilitateur du programme. Comment pouvait-on augmenter le rendement en utilisant moins d’eau et de fertilisants ? Comment lutter contre les parasites sans pesticides ? Je dois reconnaître que je me trompais. Tous ceux qui sont passés au BCI ont amélioré leur production. Je viens de m’y mettre aussi.  »

 » Pas facile de les convaincre de changer leurs habitudes « , confirme ledit facilitateur Sachin Kolhe, employé par KVK.  » Nous avons dû faire des démonstrations sur des morceaux de terrain pour qu’ils puissent juger des résultats avant de pouvoir étendre les nouvelles techniques à de plus grandes surfaces. Ça a pris du temps, mais ça a été payant. Ici, sur 400 exploitations, 260 sont passées au BCI. Et ceux qui l’ont fait ont vu leurs revenus augmenter, malgré la sécheresse de ces trois dernières années.  »

Dans le village voisin de Nankheda, Samadhan Shamrao en est l’illustration incarnée. Sur les 30 acres (environ 1,2 ha) de terre qu’il cultive, le quart est consacré au coton. Il nous en montre fièrement les plants parfaitement alignés dans un champ, tandis que sa femme et sa belle-mère cueillent les belles houppes de fibres blanches.  » Nous en récoltons entre 2,5 et 2,8 fois plus à l’hectare qu’avant, se réjouit-il. Et nos coûts de production, surtout consacrés aux pesticides, aux fertilisants et à l’irrigation, ont été divisés par deux, de 12 000 à 6 000 roupies/acre/ récolte (NDLR : 1 000 INR = 14 euros). Nos revenus ont sensiblement augmenté.  » Samadhan a mis en oeuvre toute une série de techniques durables : lutte intégrée contre les ravageurs, pièges à phéromones, plantations d’espèces  » pièges « , utilisation d’engrais naturels, gestion économe de l’eau grâce à l’irrigation au goutte-à-goutte…  » Les résultats sont spectaculaires. Et certaines pratiques écologiques sont transposables aux céréales. Toutes les récoltes en bénéficient.  »

Avec l'ONG Save the Children, Ikea est aussi impliqué dans un projet d'écoles en Inde.
Avec l’ONG Save the Children, Ikea est aussi impliqué dans un projet d’écoles en Inde.© KATIA BALASHOV

Un sous-traitant modèle

En Inde, la première année, 47 cultivateurs étaient impliqués dans le projet pilote. Ils sont aujourd’hui plus de 300 000, d’après les chiffres du BCI. Et selon les données du WWF pour 2014, l’utilisation de pesticides dans la culture du coton a diminué de 49 %, celle d’engrais de 26 %, celle d’eau de 9 % alors que la production augmentait, elle, de 25,5 %. De son côté, Ikea affirme que, depuis le 1er septembre 2015, 100 % du coton qu’il utilise  » provient de sources plus durables, basées sur des pratiques qui minimisent l’usage de produits chimiques, améliorent les conditions de travail et les revenus des agriculteurs et permettent d’augmenter la biodiversité « , résume Pramod Singh.

Surtout, le programme est devenu viral. Et planétaire. Fin 2016, le label BCI couvrait 12 % de la production mondiale de coton. Car l’initiative conjointe du géant suédois et du WWF a convaincu les marchés ainsi que d’autres grandes marques. Elles sont plusieurs dizaines à avoir rejoint le projet. Dont des enseignes de premier plan comme H&M ou Marks & Spencer. L’objectif est désormais d’atteindre 30 % de la production mondiale et 5 millions d’agriculteurs à l’horizon 2020-2025.

Ikea n’a pourtant investi que 3 millions d’euros dans le soutien au programme. Mais le fait qu’il s’engage à ne plus acheter que du coton durable – même au prix du marché puisqu’il n’y a pas de prime offerte aux producteurs vertueux -, pèse lourd dans la balance. En témoigne l’un de ses principaux sous-traitants indiens en linge de maison, le groupe Asian Fabricx, qui emploie 3 500 personnes dans ses filatures du Tamil Nadu, à l’extrême sud du pays. Nous en avons visité deux en profondeur, discuté de leurs conditions de travail avec les ouvriers et ouvrières (les ateliers sont mixtes), examiné les installations modernes de traitement des eaux usées, arpenté les kilomètres carrés de panneaux solaires et d’éoliennes (qui produisent au total 28 MW d’électricité), vérifié la présence du label BCI sur l’ensemble des ballots de coton déchargés dans les entrepôts… Pour constater qu’elles pourraient servir de modèle à bien des usines textiles d’Europe !

A cette réflexion, le jeune directeur général (et fils du fondateur) Ashok Ram Kumar, qui nous reçoit en costume mais pieds nus dans son bureau confortable sans ostentation, éclate d’un rire franc.  » Je ne vous ai pas encore parlé de nos programmes sociaux ni denotre centre médical gratuit ouvert à toute la population du voisinage, de nos bourses pour financer l’éducation des enfants de nos employés (NDLR : sur une base sélective), de nos programmes de formation et du paiement des salaires sur compte bancaire  » – pour éviter leur détournement par les maris ou la belle-famille. Une entreprise modèle ? Rien ne prouve, c’est sûr, qu’elle ne constitue pas l’exception qui confirme la règle. Sinon les représentants des ONG qui nous ont accompagnés sur le terrain et affirment le contraire. En Inde, quelque chose a manifestement changé sur le marché de l’or blanc.

Les 6 principes de la BCI

Le label Better Cotton Initiative est accordé au coton dont la culture…

• Réduit l’impact négatif des pratiques de protection des cultures.

• Utilise l’eau de façon efficiente en se souciant de sa disponibilité.

• Veille à limiter l’appauvrissement des sols.

• Respecte la biodiversité et les habitats naturels.

• Respecte la qualité des fibres.

• Promeut des conditions de travail décentes.

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