Le montant des ventes de marijuana au Canada pourrait dépasser celui des alcools sur le marché intérieur. © C. wattie/reuters

Comment l’herbe fait son chemin au Canada

Le Vif

Le 7 juin, le Sénat canadien a adopté la loi légalisant l’usage récréatif du cannabis. Le business s’annonce florissant et suscite beaucoup d’appétit.

A quelques dizaines de kilomètres au nord de Montréal, trois grands blocs de verre s’élèvent dans la campagne québécoise. Dans ces immenses serres, les plants de tomates ont disparu. Désormais, l’espace est entièrement consacré à la culture du cannabis. Stéphane Bertrand a reconverti une partie de sa production maraîchère en décembre dernier :  » J’étais réticent au début, mais quand le train passe, il ne faut pas le rater !  » Ce train, c’est Canopy Growth, un mastodonte du cannabis médical, qui a investi près de dix millions d’euros dans l’affaire.  » En matière de rendement, c’est incomparable « , poursuit l’agriculteur, qui espère multiplier par deux la productivité de ses serres. La coentreprise fondée pour gérer la production prévoit la création de 80 emplois ainsi que la formation des 100 travailleurs déjà présents sur le site.

Depuis un an, les projets comme celui de Stéphane Bertrand et de Canopy se multiplient au Canada. En avril 2017, le Premier ministre Justin Trudeau a ouvert la voie à la légalisation du cannabis récréatif. Et un projet de loi a été adopté il y a quelques jours par le Sénat canadien, après des mois de débats houleux. Destinée à enrayer le crime organisé autour de cette drogue douce et à protéger les jeunes, la loi a suscité d’intenses polémiques et soulevé de nombreuses réserves chez les associations de médecins et les forces policières. Surtout, elle s’est heurtée à la résistance des membres conservateurs du Sénat. Le texte voté comporte tellement d’amendements qu’il doit être revu par la Chambre des communes. Sa mise en application interviendra au plus tôt à la fin de l’été.

Même autorisée, la vente libre de cannabis à des fins récréatives s’accompagnera d’un cadre légal très strict : limitation du nombre de grammes autorisé sur soi ou chez soi, lieux définis pour l’achat et la consommation, etc. Comble de complexité : le cadre réglementaire va différer selon les provinces, Ottawa ayant tenu à les laisser libres de déterminer elles-mêmes les modalités d’application de la loi. Le gouvernement fédéral sera responsable de la réglementation de la production du cannabis et les gouvernements provinciaux, quant à eux, seront chargés d’encadrer sa distribution et sa vente. Un véritable casse-tête.

L’industrie n’en a cure. Au pays de la feuille d’érable, on produit déjà le chanvre en grandes quantités, pour un usage médical. Depuis l’annonce du projet de légalisation, le nombre d’utilisateurs du cannabis à des fins thérapeutiques a d’ailleurs explosé (+ 54 %), alors que le taux de consommation illégal est déjà parmi les plus élevés de la planète (30 % des jeunes adultes). De quoi aiguiser l’appétit des agriculteurs et des industriels. Car le business de l’herbe pourrait se révéler très lucratif. Selon un rapport de la Banque canadienne impériale de commerce (BCIC), le marché potentiel pourrait atteindre 4,2 milliards d’euros au Canada, un montant supérieur aux ventes d’alcool. Une manne dont profiteront aussi les provinces et l’Etat fédéral, qui pourraient percevoir jusqu’à 700 millions d’euros par an, grâce aux taxes.

Les entreprises se battent donc pour intégrer ce marché prometteur. D’après Santé Canada, plus de la moitié des 109 licences de producteurs accordées par le gouvernement canadien l’ont été au cours des douze derniers mois. Le rythme des fusions et acquisitions s’est aussi accéléré entre les géants du cannabis  » made in Canada « , qui cherchent à augmenter leurs capacités de production. Conséquence : les valorisations ont explosé. En février, Aphria rachetait Nuuvera pour 540 millions d’euros. Le 14 mai dernier, Aurora avalait l’un de ses concurrents, Medileaf… pour 2,1 milliards d’euros. Le plus gros deal de l’histoire dans le petit monde de la feuille verte. Problème, une partie de ces investissements proviendrait de paradis fiscaux. Selon une enquête du Journal de Montréal, 40 % des producteurs agréés, dont Aurora, ont bénéficié de financements offshore, dont l’origine est pour le moins opaque.

 » Effet boule de neige  »

L’enjeu dépasse largement le marché intérieur canadien. En misant sur leur expérience et leur outil industriel, les champions locaux du cannabis médical veulent devenir des références mondiales. Et ils comptent surfer sur  » l’effet boule de neige  » promis par Justin Trudeau. Le Premier ministre est persuadé que d’autres pays lui emboîteront le pas. Il est vrai que les barrières législatives, notamment sur l’usage du cannabis médical, tombent les unes après les autres, en Allemagne, en Grèce, en Pologne.

Depuis un an, les producteurs canadiens multiplient les partenariats en Europe. Aurora et Canopy se sont ainsi implantés cet hiver au Danemark, alors que Copenhague prévoit de tester le cannabis médical pendant quatre ans.  » Si le marché européen s’ouvre un jour à l’usage récréatif, les Canadiens seront déjà là ; ils pénètrent le marché mondial par le médical « , décrypte Antoine Quesnel. Ce trentenaire franc-tireur a investi dans l’industrie du cannabis au Canada, dès l’élection de Justin Trudeau. Un pari risqué qu’il ne regrette pas aujourd’hui.  » Les premiers à avoir mis de l’argent dans le cannabis connaissent les mêmes success stories que ceux qui avaient misé tôt sur le bitcoin « , affirme le jeune homme, qui ne s’étendra pas sur ses gains. L’entreprise dans laquelle il a investi a vu son action grimper de 200 % depuis octobre.

L’herbe attire aussi l’industrie agroalimentaire, qui cherche à développer des produits dérivés. L’américain Constellation Brand, l’un des leaders mondiaux des vins et spiritueux, a ainsi acquis, en octobre dernier, près de 10 % du capital de Canopy. Connu pour sa marque Corona, le groupe souhaite développer une bière… au cannabis. Celle-ci devrait être commercialisée au Canada dans le courant de 2019. De son côté, Second Cup Café, le Starbucks canadien, prévoit d’ouvrir des points de vente de cannabis, voire des salons de consommation, en partenariat avec la société National Access Cannabis, déjà active dans la marijuana médicinale.

L’intérêt pour le cannabis est tel que plusieurs universités canadiennes ont investi le sujet. Un cursus a ouvert en 2017 au collège communautaire de Moncton, au Nouveau-Brunswick, pour former les futurs employés du secteur à la botanique et au contrôle de qualité. D’autres établissements réfléchissent au lancement de formations ad hoc.  » La demande de main-d’oeuvre est très importante, souligne Anja Geitmann, doyenne de la faculté des sciences de l’agriculture et de l’environnement de l’université McGill à Montréal. Il faut accompagner les professionnels pour que la légalisation se fasse sainement. « 

D’autant que l’aventure pourrait se poursuivre de l’autre côté de la frontière. Producteurs, investisseurs et industriels canadiens lorgnent maintenant le marché américain. Mais à la Maison-Blanche, Donald Trump ne semble pas disposé pour l’instant à ouvrir la boîte de Pandore. Même si huit des 50 Etats ont déjà franchi le pas.

Par Elian Delacôte et Nathalie Schneider.

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