Carte blanche

Viva for Life : opération vraiment utile?

Difficile sans doute de porter un regard critique sur une opération qui a pour objet d’aider 80.000 enfants de moins de 6 ans vivant sous le seuil de pauvreté. Qui n’a pas le coeur serré à entendre, lire ou voir sur les médias de la RTBF les témoignages de cette cruelle réalité ? Qui ne souhaite pas dans ces conditions, à la mesure de ses moyens, tenter de contribuer à une action charitable ? Mais cette opération est-elle un tant soit peu en mesure d’endiguer la réalité indigne qu’elle met fort justement en lumière ? Bref, est-elle utile à la cause ?

La cruauté des chiffres.

L’opération Viva for Life cible les enfants de moins de 6 ans en Fédération Wallonie-Bruxelles. A titre d’exemple, lors de son année la plus « faste » en 2014, l’action elle aura permis de récolter un peu plus de 2,1 millions d’euros, finançant 51 projets. Un coup d’oeil sur les projets sélectionnéspermet de témoigner de leur indéniable utilité. Mais il est important de ne pas limiter son appréciation à ce qui constitue de fait des actions isolés et de regarder les chiffres globaux un peu crument.

Rapporté aux « plus de 80.000 enfants de 0 à 6 ans » que vise son action« , l’opération permet de collecter environ 25 euros par enfant. Sur une année, on comprendra aisément que cette somme est assez dérisoire et ne permet en rien de sortir ces enfants de la situation de précarité familiale qui est la leur. Avec 25 euros, on peut par exemple offrir à chaque enfant un repas chaud à midi à l’école pendant une semaine. Quid des 51 autres semaines de l’année ? Habillement, matériel scolaire, accès à la culture et aux loisirs, droit à des vacances, la liste est longue des besoins élémentaires dont sont privés chaque jour ces enfants et auxquels il conviendrait de subvenir afin de les sortir réellement de cette injustice précoce qui leur est faite.

Si l’on élargissait la notion d’enfants à toutes celles et ceux fréquentant l’école primaire, lesquels ne souffrent pas moins du fait de vivre sous le seuil de pauvreté, le chiffre monterait à 220.000 enfants, laissant 9 euros par enfant et par an

Si l’on ne procédait pas au critère de tri au fond assez abrupt qui est retenu par l’opération Viva for Life et élargissait la notion d’enfants à toutes celles et ceux fréquentant l’école primaire, lesquels ne souffrent pas moins du fait de vivre sous le seuil de pauvreté, le chiffre monterait à 220.000 enfants, laissant 9 euros par enfant. Si on l’élargissait à tous les enfants et adolescents fréquentant également l’enseignement secondaire, on serait à plus de 370.000 et à environ 5 euros par mineur. Et enfin, si l’on prenait en compte le fait que la précarité de ces enfants est le fruit de celle de leurs parents et que l’on comptabilisait l’intégralité des 285.000 personnes à Bruxelles (25%) et 675.000 en Wallonie (19%) vivant sous le seuil de pauvreté, l’on arriverait à 2 euros par personne.

Face à ces chiffres, force est de constater que Viva for Life ne constitue par le début d’une solution un rien structurelle pour résoudre le fléau de la pauvreté, ni même de la seule pauvreté enfantine. Depuis le début de l’opération en 2013, les chiffres de la pauvreté ont d’ailleurs cru dans notre pays.

Aller à la racine de la pauvreté

La pauvreté enfantine est très directement la conséquence des inégalités de notre société. En Belgique en 2015, la moitié des ménages belges détient à peine 10% du patrimoine total quand les 10% les plus riches possèdent 44% du patrimoine, et le 1% le plus riche dispose de 12,37% du patrimoine (Source : Baromètre FGTB 2015). Et ces inégalités ne cessent de croître. En conséquence, malgré l’augmentation de la richesse globale produite dans ce pays, le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté continue de croître au même rythme que la population du pays depuis une décennie (aux alentours de 15%).

On arrive à l’équation infernale qui explique qu’un enfant wallon sur quatre (et un bruxellois sur trois) vit aujourd’hui sous le seuil de pauvreté.

Les femmes sont proportionnellement plus touchées que les hommes par cette situation : 46% des salariées sont des travailleuses à temps partiel, contre 10% pour les hommes, et ce temps partiel est très majoritairement subi et non choisi. En conséquence, l’écart salarial entre les hommes et les femmes est de l’ordre de 20%. Si l’on ajoute à ce tableau le fait que le nombre de familles monoparentales est en forte augmentation, lesquelles sont largement plus touchées par le risque de pauvreté (Source : Etude OCDE), on arrive à l’équation infernale qui explique qu’un enfant wallon sur quatre (et un bruxellois sur trois) vit aujourd’hui sous le seuil de pauvreté.

La charité n’est pas la solidarité

Lors de l’opération 2014, le Premier ministre Charles Michel et le vice-Premier ministre Alexander De Croo ont participé à l’action en libérant 100.000 euros. En comptant que la même somme a été allouée pour l’opération soeur de Viva for Life en Flandre, cela représente 12 cents par Belge vivant sous le seuil de pauvreté. Sans même parler de l’aspect absolument dérisoire, sinon choquant, de cette somme, est-ce le rôle d’un gouvernement (et le précédent dirigé par Elio Di Rupo avait agi de la même façon) de s’acheter une bonne conscience à peu de frais de la sorte?

Le jury de l’opération Viva for Life qui désigne les projets retenus est composé pour plus de moitié (8 membres sur 15) par les représentants de différents ministres. Est-ce le rôle du politique de faire cela ? N’est-il pas d’agir politiquement pour mettre fin aux inégalités croissantes qui génère cette pauvreté ?

C’est la conviction des auteurs de ces lignes. Comme est leur conviction que c’est le rôle d’un média de service public de mettre à plat les chiffres de la pauvreté afin que la population belge soit informée non seulement de la situation de grande pauvreté dans notre riche pays, mais également des mécanismes qui génèrent cette pauvreté. Ce n’est pas de verser dans le « charity business ».

La pauvreté et la précarité sont des injustices sociales fruits de mécanismes sociaux. La pauvreté enfantine, l’outil de discrimination à la source qu’elle constitue, est la conséquence directe du statut social des parents.

La pauvreté et la précarité sont des injustices sociales fruits de mécanismes sociaux. La pauvreté enfantine, l’impact qu’elle peut avoir sur la capacité d’accéder à une nourriture saine, sur les résultats scolaires et la vie sociale dans son ensemble, l’outil de discrimination à la source qu’elle constitue, est la conséquence directe du statut social des parents. Le rôle de l’école est primordial pour sortir de ces cercles vicieux de pauvreté héréditaire. Mais c’est à la société toute entière de se mobiliser. Enseignement véritablement gratuit, y compris les activités scolaires, accès à la culture et aux loisirs, aux soins de santé, égalité homme-femme, justice salariale et justice fiscale, démocratie étendue à toutes les sphères de la société, etc. Le chantier est gigantesque. Mais la richesse produite par les travailleurs de ce pays l’est tout autant et devrait permettre de s’y atteler.

Gouverner c’est prévoir et agir pour le bien commun. Le représentation politique actuelle, et la tonalité qu’elle donne aux médias de service publics, semblent à mille lieues de cet objectif. On est dans l’image, dans l’apparence, dans le court terme. La charité est de fait l’acceptation d’un principe inégalitaire, la focalisation sur un travail à la marge qui ne remet pas fondamentalement en cause la source des inégalités. En nous détournant de solutions véritablement transformatrices, en nous faisant croire que notre sens individuel de la solidarité peut palier aux mécanismes globaux qui génèrent une société inégalitaire, des opérations comme Viva for Life thésaurisent nos aspirations solidaires les réduisant à de la charité. Elles ont de fait une action profondément négative car elles réduisent le débat, le déforment et bloquent la possibilité de réformes réellement transformatrices vers une égalité réelle.

Par Pierre Eyben et Marie-Claire Hames, membres du Mouvement VEGA

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