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Quand Charles Michel s’inspire d’un économiste anglais

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Charles Michel s’empare des méthodes de l’économiste libéral britannique John Maynard Keynes en annonçant une politique d’investissements publics. Quitte à faire grincer des dents au MR.

Contrairement à ce que prétendent ses opposants du côté francophone, le maître à penser de Charles Michel, en matière d’économie, n’est pas Adam Smith, le chantre de la  » main invisible  » ultralibérale. Ni même Milton Friedman, fondateur de l’école de Chicago, dominante dans les années 1980, convaincu que le marché est vertueux par essence. Ce serait plutôt Amartya Sen, un auteur indien pour qui la richesse n’est pas un but en soi, mais le meilleur moyen permettant à l’homme d’être libre. Il est question, là, de développement et non de croissance, d’humain et non de profit. C’est pourquoi le libéralisme serait foncièrement  » social « , selon le numéro un du MR.

John Maynard Keynes, en 1940. L'économiste prônait déjà une politique de taux très bas pour relancer l'investissement privé.
John Maynard Keynes, en 1940. L’économiste prônait déjà une politique de taux très bas pour relancer l’investissement privé.© TIM GIDAL/GETTY IMAGES

En cette rentrée politique de septembre, le Premier ministre a toutefois éveillé une autre référence historique que les partis de gauche francophones appellent de leurs voeux depuis deux ans : John Maynard Keynes. Avec son  » Pacte national pour les investissements stratégiques « , Charles Michel accomplit un virage dans sa stratégie gouvernementale, qui se limitait jusqu’ici à une farouche volonté d’assainir l’Etat belge. Le keynésianisme aurait pour vertu de réveiller une économie atone, la croissance économique étant sans cesse revue à la baisse par le Bureau du plan. Ce revirement constitue aussi un geste politique, sous la forme d’une main tendue au Parti socialiste, au pouvoir dans les Régions wallonne et bruxelloise. Le ministre-président wallon, Paul Magnette (PS), s’est d’ailleurs dit prêt à collaborer, en précisant que le fossé entre lui et Charles Michel  » est moins béant qu’il y a deux ans « . C’est dire… Le sujet était au menu du Comité de concertation, ce mercredi 28 septembre.

 » Une époque très keynésienne  »

Giuseppe Pagano, professeur d’économie à l’université de Mons et grand spécialiste de l’économiste britannique, boit du petit lait :  » Lorsque j’ai écrit mon cours de finances publiques en 2009, je parlais de Keynes, mais je disais à mes étudiants que je ne croyais pas à son retour, nous confie-t-il. Plus la crise dure, plus on semble toutefois considérer qu’il peut apporter une réponse adéquate. Et ce n’est pas seulement l’avis du service d’études de la FGTB : même des organismes comme le FMI ou l’OCDE ont publié récemment des études scientifiques pour soutenir cette thèse !  »

Jamais la réalité n’a été aussi « keynésienne » qu’aujourd’hui

Jamais, sans doute, la réalité n’a été aussi  » keynésienne  » qu’aujourd’hui, insiste Giuseppe Pagano. Depuis le choc financier des subprimes en 2007-2008, l’économie européenne n’a plus retrouvé son dynamisme et le niveau d’emploi reste en deçà de ce qu’il était avant la crise.  » Keynes a écrit son livre Théorie généralede l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie en 1936, il y a précisément quatre-vingt ans. Quand on le relit aujourd’hui, c’est troublant d’actualité. Il démontre que les crises peuvent durer, ce qui était tout à fait contraire à ce que les économistes pensaient à l’époque. Le deuxième élément très actuel, c’est qu’il prônait une politique de taux très bas pour relancer l’investissement privé. En ce sens, la politique monétaire menée tant aux Etats-Unis qu’en Europe est très keynésienne.  » Les banques centrales ont pris la mesure de l’enjeu. Davantage que les politiques.

 » Le plus intéressant, prolonge le professeur de l’UMons, c’est que Keynes précise que si cela ne fonctionne pas, à ce moment et seulement à ce moment, il faut mener une politique de travaux publics. Car cela a un effet de relance sur l’économie, avec un effet multiplicateur.  » La Commission européenne a bien décidé d’un miniplan d’investissements, à l’initiative de son président, Jean-Claude Juncker, mais son ambition est limitée et, surtout, il repose sur l’initiative privée encouragée par des garanties d’Etat.  » Mon sentiment reste qu’un tel plan doit être déployé au niveau européen, déclare Giuseppe Pagano. A défaut, faisons-le en Belgique, c’est déjà ça… Pour être efficace, les investissements devraient s’élever à 2 ou 3 % du PIB, ce qui représente, chez nous, un montant compris entre 8 et 12 milliards d’euros. Au niveau européen, ce serait autre chose : on parlerait de plusieurs centaines de milliards.  » De quoi être réellement efficace…

Un libéral rejeté par les siens

L’évocation d’un retour de Keynes fait grincer quelques dents parmi les libéraux francophones. Parce que cela déroge à la ligne suivie depuis l’avènement au fédéral de la coalition suédoise, avant tout.  » Lorsque j’ai entendu l’annonce de ce plan, j’ai été agacé, nous livre l’un des penseurs du MR. Notre ligne jusqu’ici, c’était de simplifier, d’assainir, de déréguler, tout ce dont la Belgique a besoin. Nous ne sommes pas dans l’optique d’une relance de l’économie par la demande.  » Après réflexion, l’éminence libérale avoue toutefois reconnaître le bien-fondé de la démarche.  » Le retour de Keynes ? Voilà une question choc « , rétorque, embarrassé, un député fédéral, avant de se désister. L’autre raison pour laquelle les bleus évoquent du bout des lèvres cette question philosophique, c’est parce que le navire budgétaire fédéral tangue : le déficit pour 2017 a été soudainement revu à la hausse (4,2 milliards).

 » On peut emprunter à des taux tellement bas que cela n’a pratiquement pas de coût « , tempère Giuseppe Pagano. Qui s’amuse de cette crainte libérale d’être assimilé à Keynes, au regard de l’histoire.  » Le paradoxe, c’est que Keynes… est un libéral, sourit-il. Il a siégé à la Chambre des lords et a été conseiller du Premier ministre Lloyd George. De Winston Churchill aussi, mais on ne choisit pas toujours ses patrons. Il n’a jamais voulu entendre parler du Labour parce qu’il était profondément antimarxiste. Keynes était un grand bourgeois, il a lui-même gagné beaucoup d’argent en spéculant, raison pour laquelle il comprenait parfaitement bien les lois du marché. Et il a remis en question ses propres convictions, ce qui devait être particulièrement difficile.  » Un clin d’oeil au MR…

Si bien des libéraux regardent aujourd’hui Keynes avec méfiance, c’est en raison de sa conviction que la relance économique passe par l’intervention de l’Etat.  » Au fil du temps, sa théorie a été en outre reprise par les partis sociaux-démocrates en Europe parce que ses remèdes correspondaient mieux à leur philosophie de l’Etat-providence « , complète Giuseppe Pagano. Dans les années 1980, en dépit des secousses de la crise pétrolière de 1974, l’ultralibéralisme de Reagan et Thatcher tue définitivement toute liaison entre Keynes et les libéraux. Les traités européens sont rédigés dans cette perspective. Près d’une décennie de crise aura été nécessaire pour commencer à le réhabiliter. Et deux ans au MR pour le réintégrer à demi-mot.

 » On a dit de Keynes qu’il changeait souvent d’avis, conclut l’économiste montois. Mais lui répliquait : « Ce n’est pas moi, c’est la réalité qui change. »  » Une souplesse très libérale.

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