HUMILIATION Des immigrés dans une file de pointage à Schaerbeek en 1978, exposés à la vue de tous. © PAUL VERSELE/PHOTO NEWS

Pourquoi tant de haine envers le chômeur?

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Bon à rien, fainéant, profiteur, parasite, on en passe et des meilleures : pourquoi tant de haine ? Le livre noir du « chômeur suspect » démasque la triste réputation faite depuis toujours à ce paria de la société.

Malheur à celui qui perd son labeur : son compte est bon. Instruit dès le XIXe siècle, le procès du chômeur pour fainéantise et mauvaise volonté n’est pas près de se clôturer par un acquittement. Le Carhop, Centre d’animation et de recherche en histoire ouvrière et populaire, a épluché le dossier à charge monté contre cet éternel suspect que l’on s’est toujours permis de traiter de tous les noms.

Chômeur – glandeur…

A l’ère de la Révolution industrielle du XIXe siècle, « la SA Belgique » tourne à plein régime. On y conçoit difficilement que des bras vigoureux restent ballants. Un manque d’occupation ne peut être qu’un signe de fainéantise, et la misère une question d’imprévoyance.

En ces temps où les aléas de la vie professionnelle ne sont couverts par aucun filet protecteur, il faut de solides raisons pour mériter le secours de la charité. La remise au travail s’impose, seul moyen de séparer le bon grain de l’ivraie.

Comment rendre à ces bouches inutiles une fibre industrieuse ? Dans des colonies agricoles, qui les éloigneront de la ville et de la tentation du cabaret. On songe même à en envoyer dans une lointaine colonie à acquérir… « L’idée est en débat et le restera sans aucun projet concret envisagé, même lorsque la Belgique héritera du Congo », relève Florence Loriaux, historienne et coordinatrice de l’enquête.

Pourquoi tant de haine envers le chômeur?
© © CARHOP

Ce public cible se montre si récalcitrant à l’effort ! En 1899, l’OEuvre du travail de Bruxelles se désole au spectacle de  » ces malheureux bons à rien, jeunes, forts, parfois instruits et doués d’une certaine dose d’intelligence, mais indolents, même franchement paresseux, maladroits, privés de courage et d’énergie, insensibles à tout ce qui les environne, à moins que l’estomac ne réclame ses droits, en un mot, des végétaux humains ! »

Voler au secours de ces incorrigibles paresseux sans exiger contrepartie ? Le libéral Charles de Brouckère, ministre et bourgmestre de Bruxelles au milieu du XIXe siècle, le déconseille vivement : « Nous sommes généralement enclins à la paresse. Le travail est une peine qu’il faut prendre, une fatigue qu’il faut surmonter. Eh bien ! Lorsqu’on peut s’affranchir d’une peine ou d’une fatigue, on le fait très volontiers. Le gouvernement surexcite naturellement la paresse s’il donne des secours à ceux qui ne travaillent pas. »

L’assurance-chômage sera d’abord l’affaire des syndicats. Qui l’instaurent au profit de leurs membres, sur base volontaire, à l’aube d’un xxe siècle où percole l’idée que pour un travailleur, chômer peut aussi être indépendant de sa volonté.

Chômeur – noceur…

Chômer ou fêter, il faut choisir. A fortiori quand le temps est à l’épreuve, celle de la guerre 1914-1918. Gare à celles et ceux pris en flagrant délit de cumuler « les plaisirs » ! Le président du Comité de secours de la province de Liège leur coupe illico les vivres : « Le prétexte que vous invoquez pour justifier votre présence dans un jeu de quilles lors d’une descente de police est une mauvaise plaisanterie. Lorsqu’il fait froid et qu’on se trouve à quelques pas de sa demeure, on rentre chez soi mais on n’éprouve pas le besoin de se réfugier dans un café où l’on joue. »

On ne badine pas avec la moralité. Le manège d’une épouse vivant seule n’échappe pas à la vigilance de ce contrôleur zélé :  » Elle est manifestement de mauvaises moeurs. Elle sort chaque soir et ne rentre qu’entre 11 heures et minuit. Parfois des individus lui rendent visite chez elle dans la soirée. […] Quoique ne touchant que le secours chômage et le secours alimentaire et ne se livrant à aucun travail, elle ne paraît pas se trouver dans le besoin. C’est à cause de son inconduite que son mari l’a quittée et est parti pour l’étranger. » Voilà la femme volage privée de secours pour inconduite notoire.

Chômeur – profiteur…

A la guerre succède la crise. Le chômage de masse remet le sans-emploi au coeur du cyclone. Les syndicats ont fait de son indemnisation par leurs caisses de chômage un pilier de leur puissance. Et déjà, ce quasi-monopole exaspère la droite soupçonneuse. Elle y voit une façon éhontée « de profiter de l’argent public du chômage pour fidéliser une clientèle, accroître les rangs des adhérents, alimenter des caisses de grève », explique Florence Loriaux.

A la Chambre, en février 1921, Paul Van Hoegaerden, député libéral liégeois, sonne la charge :  » Je demande, pour la bonne gestion des finances publiques, que l’on surveille la façon dont les allocations de l’Etat sont réparties […] Si un fonds de chômage doit distribuer des allocations, celles-ci doivent être réparties par des organismes neutres et absolument indépendants […] »

Le Comité central industriel, ancêtre de la FEB, en appelle au Premier ministre pour qu’il brise cette mécanique infernale : « Plus les indemnités seront élevées, plus les syndicats ouvriers insuffisamment conscients des nécessités pourront être encouragés dans leur résistance à l’inévitable et plus il y aura de chômage ».

 SUS À LA PARESSE Sans-emploi remis au travail dans un atelier de fagotiers à la colonie ouvrière de Bruxelles, fin du XIXe siècle.
SUS À LA PARESSE Sans-emploi remis au travail dans un atelier de fagotiers à la colonie ouvrière de Bruxelles, fin du XIXe siècle.© © CARHOP

Ephémère ministre du Travail en 1921, étiqueté libéral, le juriste liégeois Ernest Mahaim identifie le péché capital qui pervertit ce « détestable système. Il contient un véritable poison social : le gain sans travail, sans contre-prestation. Tous ceux qui ont été mêlés à l’administration d’un secours pur et simple de chômage diront qu’il a pour premier effet de diminuer le goût au travail. Des ouvriers, mêmes habitués à travailler dur tant qu’ils ont de l’emploi, finissent par se contenter très bien d’une vie réduite obtenue sans efforts. Seule la modicité du secours le rend légitime ».

Chômeur – imposteur…

Que le chômeur ne se réjouisse pas trop vite de son sort. On veille à perturber son oisiveté, dans l’entre-deux-guerres. Il devra mériter son indemnité en allant entretenir des routes ou curer des fossés. Et désormais il se rendra deux fois par jour à la commune pour se faire contrôler, carte de pointage à la main, exposé à la vue de tous dans la file.

Certains sans-travail, plus que d’autres, passent pour des tire-au-flanc professionnels. C’est le cas du jeune, sévèrement portraituré par l’Office national du placement et du chômage en 1939 :  » Le degré d’intelligence des jeunes chômeurs est souvent trop bas et ils sont déjà tellement ancrés dans le découragement qu’il n’est pas possible de ne faire appel qu’à leur seule bonne volonté. […] La contrainte doit donc suppléer à la bonne volonté […], rendre trop facile l’indemnisation des jeunes en cas de chômage risque fort d’émousser leur ardeur au travail. »

La femme aussi, surtout si elle est chômeuse mariée, a tout de la vilaine profiteuse, assure cet économiste expert du marché du travail en 1955 : « Les ouvrières ou les femmes qui ont passé quelque temps dans l’industrie peuvent recevoir une indemnisation qui leur laisse le loisir de faire leur ménage, ou de ne rien faire du tout, ce qui est plus agréable pour elles que d’aller en service. »

Chômeur – tricheur…

Et quand la crise hisse durablement le chômage vers des sommets inégalés, les « parasites », pour reprendre le jargon patronal en vogue dans les années 1950, refont jaser.

Si le langage se fait plus châtié, la même suspicion transpire sous le vernis du politiquement correct. En 2003, Vincent Van Quickenborne (Open VLD) est un secrétaire d’Etat à la simplification administrative heureux : il peut annoncer la suppression du pointage au chômage, « cette pratique moyenâgeuse » qui entretenait à tort « l’idée de chômeur paresseux ». Suit alors un « mais » de circonstance : « mais celui qui ne veut vraiment pas travailler sera exclu et je pense qu’à la fin du processus, il y aura beaucoup plus d’exclusions qu’avant ».

Le chômeur des années 2000 apprendra à se rendre actif, employable, à sortir de sa torpeur et à se remuer pour dégoter un emploi. Sous peine de sanctions.

Accès plus difficile aux allocations, montants revus à la baisse, contrôles durcis, mise en exergue des fraudes et désincitants au travail. L’étau se resserre autour du chômeur, foncièrement « considéré comme un menteur », relève Florence Loriaux. Le réfractaire au travail n’a qu’à bien se tenir. La machine à stigmatiser/culpabiliser/exclure reprend du service. Retrouve de vieux fondamentaux.

 MANIF de jeunes chômeurs dans les années 1930.
MANIF de jeunes chômeurs dans les années 1930.© CARHOP

Voilà que se profile le « service à la communauté », « cet instrument utile pour réapprendre aux chômeurs à aller travailler », se félicite la députée Zuhal Demir, « Madame emploi » de la N-VA. Un peu comme au bon vieux temps de la remise à l’emploi par des travaux d’utilité publique, très prisée au XIXe siècle pour « sauvegarder la dignité de l’ouvrier sans travail et le soustraire à l’humiliation de l’aumône. »

Voilà que refont surface, en version plus intrusive, les visites domiciliaires. Est-ce trop exiger du chômeur, s’interroge l’Open VLD Vincent Van Quickenborne ? « Si le demandeur d’emploi refuse l’accès à son domicile, l’inspecteur n’entrera pas. N’est-ce pas réellement exagérer de vouloir interdire de sonner à la porte ? »

Voilà que l’on repart à l’assaut des citadelles syndicales édifiées sur la gestion des allocations de chômage. Encore à la pointe du combat, Zuhal Demir fait un voeu :  » J’aimerais qu’un syndicat soit davantage notre allié dans l’activation de ceux qui quittent l’école sans emploi, au lieu de se concentrer sur l’organisation de leur filet de sécurité. Nous n’aidons pas le jeune à aller de l’avant en lui offrant la perspective d’une allocation de chômage. »

L’élue N-VA n’est pas seule à enfourcher ce cheval de bataille. Olivier Destrebecq, député MR de La Louvière, s’épuise à dénoncer ce passage quasi obligé du chômeur indemnisé par la case syndicale : anomalie parfaitement inutile, pire,  » atteinte à la liberté de se syndiquer » puisque « beaucoup de chômeurs sont affiliés aux syndicats afin de bénéficier de leurs allocations ».

MOYENÂGEUX Le pointage quotidien finit par disparaître en 2005. © RENDERS/ISOPIX
MOYENÂGEUX Le pointage quotidien finit par disparaître en 2005. © RENDERS/ISOPIX© DR

Chômeur – souffre-douleur…

Le chômeur, toujours plus seul dans l’adversité. Ceux qui s’apitoient sur son sort se font de plus en plus rares. Le travail de sape porte ses fruits, relève Jean Faniel, directeur général du Crisp qui s’est associé à cette enquête approfondie : « l’image de « profiteurs » parle à de nombreux salariés, convaincus que leur propre travail permet à des chômeurs passifs ou fainéants de ne pas travailler. Sous différentes formes, les discours de nombreux acteurs politiques s’appuient sur cette image du chômeur comme profiteur pour réclamer ou justifier des contrôles accrus », raboter sa protection ou réduire son « train de vie « .

La N-VA maîtrise bien ce sujet. Mai 2014, le candidat aux élections Jan Jambon fait le buzz : il ne serait pas aberrant que le chômeur de longue durée soit prié de revendre sa maison avant de prétendre au revenu d’intégration. Emoi, tollé et courbe rentrante : il ne s’agit là que d’un plaidoyer en faveur d’un examen des ressources du sans-emploi au bout de trois années de chômage. On l’a donc mal compris. Janvier 2015 : Liesbeth Homans, ministre flamande de l’Intégration, se demande si les crèches ne devraient pas réserver un accueil prioritaire aux enfants de travailleurs avant de s’ouvrir aux enfants de chômeurs. Emoi, tollé et rectification. On l’a donc mal comprise. Chômer, c’est pas un métier.

Pourquoi tant de haine envers le chômeur?
© PG

Le chômeur suspect. Histoire d’une stigmatisation, sous la direction de Florence Loriaux, éd. Carhop-Crisp, 2015, 280 p.

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