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Pourquoi personne n’a pu éviter le drame des enfants volés du Congo

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Il y a pile un an, le quotidien flamand Het Laatste Nieuws révélait que trois enfants congolais volés à leurs familles biologiques avaient été adoptés en Belgique. En novembre, le parquet fédéral annonçait un quatrième cas. Le Vif/L’Express est aujourd’hui en mesure d’affirmer qu’il y en a un cinquième. Au moins. Pourquoi personne n’a pu éviter ces drames ? Alors que les signaux d’alerte avaient été lancés.

En novembre 2015, Géraldine (1) a 3 ans quand elle arrive en Belgique, depuis la République démocratique du Congo. Laura en a 5. Elles rejoignent leurs parents adoptifs, comme neuf autres enfants. Le début d’une nouvelle vie. Une belle nouvelle vie. Sauf que, un an plus tard, l’existence de ces nouvelles familles explose. Un certain mercredi de l’hiver 2016, les Meert, qui ont adopté Géraldine, sont convoqués par le parquet fédéral, avec deux autres couples. Les autorités judiciaires affirment que leurs enfants adoptés, trois fillettes, ne sont en fait pas orphelins. Ils ont été kidnappés à leurs parents biologiques, dont on connaît à présent parfaitement le nom, et promis à l’adoption à des familles belges, qui ne savaient strictement rien de l’affaire.

Au fil de l’enquête, la liste des victimes ne cesse de s’allonger, dramatiquement

L’institution qui a permis ces adoptions, l’orphelinat Tumaini, installé à Kinshasa, en RDC, était l’intermédiaire local de Sourires d’enfants et de Larisa, deux organismes d’adoption agréés (OAA) par la Fédération Wallonie-Bruxelles. Pour ces intervenants, il n’y avait aucune raison de douter de la qualité du partenaire local, avec lequel ils travaillaient depuis 2012 : la fondatrice de Tumaini, Julienne Mpemba, est une juriste belgo-congolaise qui a créé une association éponyme en Belgique en 2008, et sa présidente s’appelle Géraldine Mathieu, docteur en sciences juridiques, experte renommée en matière de filiation, d’adoption, de procréation et des droits de l’enfant.

Géraldine, 5 ans aujourd’hui, Laura, 8 ans, et la troisième fillette, ignorent tout de la situation. Comme Pierre, 7 ans, enlevé lui aussi au Congo et adopté en Belgique : une quatrième adoption illégale confirmée le 27 novembre dernier. Quatre enfants volés qui ont rejoint des familles adoptives en Belgique. Les organismes d’adoption avaient alors assuré que ces cas étaient exceptionnels et que tous les autres étaient en ordre. Mais, selon nos informations, le 4 mai, le parquet fédéral a une nouvelle fois été contraint d’annoncer à un couple de parents adoptifs que leur enfant n’était pas orphelin, mais qu’il avait été enlevé et que ses parents étaient toujours en vie. Une cinquième victime. Au fil de l’enquête, la liste ne cesse de s’allonger, dramatiquement.

Les premiers signaux d’alerte

Pourquoi personne n'a pu éviter le drame des enfants volés du Congo
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Une instruction est en cours, menée par le juge Frédéric Gilson. Mais un an et demi après le jour où  » le monde s’est écroulé « , comme résument les familles, les enquêteurs belges ont mis le doigt sur des irrégularités et des anomalies. Qui font se poser de nombreuses questions. Les autorités francophones ont-elles été négligentes ? Ont-elles procédé trop rapidement ? N’ont-elles pas mesuré les risques de scandale ? Ont-elles réagi trop mollement ? Il semble en tout cas que des éléments auraient dû alerter les organismes d’adoption et leurs tutelles et qu’à plusieurs reprises, la sonnette d’alarme a été tirée.

Les parents adoptifs ont eux-mêmes eu des soupçons. Ainsi, en septembre 2013, quand les Meert reçoivent l’apparentement de Géraldine (l’attribution d’un enfant à une famille marquant le début de la procédure d’adoption), âgée alors de 18 mois, une photo leur est envoyée, par le biais de leur OAA. Mais un mois plus tard, le 25 octobre, la RDC décide de suspendre au moins pour un an toutes les adoptions internationales. Raison invoquée : des informations selon lesquelles des petits Congolais adoptés dans certains pays auraient été maltraités ou leur adoption transférée à des couples homosexuels. Dans l’attente, en novembre 2014, les Meert reçoivent une deuxième photo de Géraldine, puis une troisième, en mars 2015 : ce n’était pas le même enfant. Dans le cas de Laura, la famille adoptive a reçu cinq photos d’enfants différents. Entre les clichés, ces enfants prenaient deux ans en six mois, ou rajeunissaient d’un an.

Les parents confient leur étonnement aux OAA. Dans un premier temps, l’un d’eux déclare, en substance, que  » l’émotion empêche de faire preuve de discernement « . Par la suite, les organismes leur fournissent une autre explication : dans le cas de Géraldine, il y aurait eu méprise entre deux fillettes portant le même prénom : sur la trentaine de pensionnaires, l’orphelinat accueillait une  » grande Géraldine  » et une  » petite Géraldine « . Dans le cas de Laura, il y aurait eu confusion entre deux parents célibataires ayant une procédure d’adoption en cours.

Les parents ont d’autres raisons de se montrer méfiants. Ils s’inquiètent de ne recevoir aucune information médicale sur leur enfant – une obligation dans une procédure d’adoption. Quand ils transmettent cette préoccupation à leur agence d’adoption, ils s’entendent dire que les dossiers médicaux ont été égarés dans les multiples déménagements – l’orphelinat déménagera à cinq reprises en deux ans -, ou que l’orphelinat, à la suite du non-paiement d’honoraires médicaux, s’est vu confisquer les carnets de santé par les médecins eux-mêmes. Quant à l’Autorité centrale communautaire (ACC), l’administration en charge de l’adoption en Fédération Wallonie-Bruxelles, elle aussi répète aux familles que les dossiers sont sans faille, que tout est sous contrôle, vérifié, certifié.

Le circuit menant en Belgique

Pourtant, en novembre 2016, ces parents apprennent que leurs enfants, tous originaires d’un même village du territoire de Gemena, situé à 800 kilomètres de Kinshasa, avaient été enlevés, en mai 2015, à leurs parents biologiques. Ceux-ci croyaient les envoyer dans une colonie de vacances, une chance inespérée pour ces familles issues de milieux très humbles. Ils étaient d’autant plus confiants que les quatre petits, trois filles et un garçon, étaient accompagnés d’un proche, Dieu Merci Kitambo, habitant Gemena et par ailleurs membre de l’ONG Planète Junior, les amis de la paix qui finance le voyage. Pour les parents biologiques, il n’a jamais été question d’adoption.

L’identité et la date de naissance des enfants sont systématiquement modifiées

Amenés à Kinshasa, les enfants sont hébergés à l’orphelinat Tumaini. Il est prévu que Dieu Merci Kitambo demeure à Kinshasa jusqu’à la fin de leur séjour. Quand l’homme revient chercher les enfants, ils ont subitement disparu. A l’exception du garçon, pour lequel il semble qu’aucune famille adoptive n’ait alors été trouvée. N’arrivant pas à récupérer les enfants, il alerte Rodhecic, une plateforme congolaise qui regroupe une septantaine d’ONG. Rodhecic porte plainte.

Géraldine réapparaît à Tumaini le 2 mai 2015, dans l’attente de son départ en adoption, en novembre 2015. Sa date de naissance est modifiée : sur le faux document, elle serait née en mai 2012, alors qu’en réalité, elle est née en janvier 2012. Son identité est également changée : désormais, elle s’appelle  » Géraldine Tumaini  » – tous les  » pupilles  » de l’orphelinat se voyaient attribués ce patronyme. Les deux autres fillettes sont vieillies d’un an et munies, elles aussi, de fausses identités.

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Négligences ?

Pourquoi personne n’a pu empêcher ces drames ? Le pouvait-on ? La chaîne des décisions dans une adoption se révèle si complexe qu’il apparaît tentant de vouloir diluer les responsabilités ou de se les renvoyer dos à dos. Cependant, au fil de l’enquête du Vif/L’Express, l’ACC, qui dépend directement de Rachid Madrane (PS), ministre de l’Aide à la jeunesse, n’en sortirait pas tout à fait indemne. Tout comme le cabinet du ministre. Car, dès 2013, des mises en garde n’ont visiblement pas été suivies d’effets. En 2012, face à la baisse des adoptions internationales, les bureaux communautaires prospectent de nouveaux canaux, principalement en Afrique. Plusieurs déplacements sont organisés en RDC et c’est ainsi qu’en janvier 2013, Evelyne Huytebroeck (Ecolo), alors ministre francophone chargée de l’adoption, l’ACC et son pendant flamand (la VCA) et deux OAA, Sourires d’enfants et Fiac-Horizon, se rendent à Kinshasa pour élaborer un nouveau partenariat avec la RDC.

Avant de signer un protocole d’accord avec un pays d’origine, la procédure exige que les instances communautaires sondent l’avis préalable de l’Autorité centrale fédérale pour l’adoption (ACF), autorité désignée par le SPF Justice, et ce bien que son avis ne soit pas contraignant. Consultée par la VCA sur les adoptions en RDC, l’ACF a ainsi exprimé, dans une note datée du 13 février 2013, sa  » plus grande réserve « . L’opérateur fédéral signalait des pratiques inquiétantes :  » Fraudes dans les dossiers, notamment la présence de faux documents d’état civil et de documents globalement antidatés  » ; procédure d’adoption  » particulièrement rapide  » ; intérêt de l’enfant à être adopté  » insuffisamment exploré « . Dans ses conclusions, l’ACF revenait sur l’absence d’une autorité centrale chargée de garantir la régularité des démarches (les autorités compétentes congolaises sont les tribunaux et les officiers de l’état civil), l’obligeant à  » recommander la plus grande prudence « .

Pour motiver son avis, le département fédéral avait d’ailleurs collecté, dès novembre 2012, des informations auprès d’autres pays. Leurs collègues suisses rapportaient, par exemple, des cas  » extrêmement fastidieux, notamment en raison du manque de documents et de leur authenticité douteuse « . Les Canadiens partageaient les mêmes inquiétudes :  » La RDC est clairement en train de devenir le nouvel (ou dernier ?) Eldorado. […] Il est bien sûr difficile de travailler dans un contexte qui devrait être qualifié de « post-conflit ». Nous avons cependant déjà entendu parler de corruption.  »

Le courrier de l’ACF est également adressé à la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB). Un mois plus tard, la nouvelle filière congolaise est néanmoins approuvée.  » Malgré la difficulté de la situation congolaise, notre visite auprès des instances locales et, surtout, auprès de l’association Tumaini avec laquelle nous travaillons, m’a rassurée « , déclarait ainsi Evelyne Huytebroeck le 10 février 2013.

La FWB ne semble pas non plus s’être montrée sensible aux alertes d’ONG congolaises. L’organisme local Les Amis de Nelson Mandela rapporte, en décembre 2013, des vols d’enfants. Il évoque le rapt de trois enfants de 2 à 4 ans, entre le 11 mai et le 24 mai 2013, et accuse nommément l’orphelinat Tumaini et sa directrice, Julienne Mpemba. Ainsi le 28 juin 2013, un certain Robia Mpeti, alias  » Rambo « , est arrêté pour le vol de ces trois enfants. Lors de son audition par la police criminelle, l’homme affirme avoir vendu ces enfants à l’orphelinat Tumaini. Il est reconnu coupable et condamné à quatre ans de prison ferme.

L’un des garçons kidnappés, dont l’identité avait été modifiée, a été retrouvé dans un état de santé déplorable. Il décède d’ailleurs, à l’hôpital, le 25 janvier 2014. La fillette, qui s’était également vue attribuer une fausse identité, a été rendue à ses parents. Le troisième enfant est retrouvé quatre ans plus tard, en novembre 2017, en Belgique : Pierre, adopté par le biais de Tumaini et volé par  » Rambo « .

Au moins deux ONG, dont Les Amis de Nelson Mandela, et que Le Vif/L’Express a contactées, ont averti, par mail, le 16 décembre 2013 et le 7 janvier 2014, Kathryn Brahy, déléguée de la Fédération Wallonie-Bruxelles à Kinshasa, Annie Kabeya, conseillère auprès de Kathryn Brahy, en charge des partenariats économiques, et Liliane Baudart, administratrice générale de l’Aide à la jeunesse. Kathryn Brahy transfère le courriel à Didier Dehou, directeur de l’ACC, et à Béatrice Bertrand, juriste à l’ACC. Le jour même, Didier Dehou demande des précisions à Julienne Mpemba, qui s’étonne et affirme qu’elle exigera un démenti de la part de l’ONG Les Amis de Nelson Mandela. Il n’y aura jamais d’infirmation, et l’autorité communautaire semble s’être contentée de cette explication.

Quant à la plateforme Rodhecic, elle informe elle aussi l’ACC et le cabinet du ministre de tutelle, Rachid Madrane.

Julienne Mpemba, directrice de Tumaini, avait la confiance des autorités. Jusqu'au bout.
Julienne Mpemba, directrice de Tumaini, avait la confiance des autorités. Jusqu’au bout.© DR

Les avis politiques

Sollicité par Le Vif/L’Express, Rachid Madrane – entré en fonction le 27 juillet 2014 et à qui la justice n’a, à ce stade, rien à reprocher – n’a pas souhaité répondre aux questions et renvoie à ses propos tenus au parlement de la Communauté française le 17 avril dernier. Il affirme que  » son cabinet n’a jamais eu connaissance  » de ce renseignement et  » l’a appris par la presse belge en 2017 « . Quant à l’ACC,  » elle en a eu connaissance de manière indirecte « .  » Elle a immédiatement procédé à une clarification avec la responsable de la maison d’enfants dont les explications, compte tenu des conditions ( NDLR : le moratoire sur les adoptions internationales décidé par la RDC) et de la relation de confiance prévalant à ce moment-là, l’ont satisfaite.  » Selon nos informations, il ressort pourtant que deux personnes, Eric Mercenier, directeur de cabinet de Rachid Madrane, et Catherine Werts, juriste auprès du même cabinet, auraient été mises au courant par Didier Dehou et ce au moins à partir du 17 mars 2016.

Lors de son audition par la police criminelle, Robia Mpeti affirme avoir vendu ces enfants à l’orphelinat Tumaini

A la même époque, l’ambassade de Belgique à Kinshasa elle-même fait part de son inquiétude. L’un de ses représentants évoque des rapports de mission négatifs auprès de l’orphelinat Tumaini, dont une note datée d’avant le moratoire : selon son auteur, Tumaini n’est pas viable. Il pointe la précarité de l’institution qui ne vit que grâce aux financements liés aux adoptions ainsi que l’incompétence du personnel, d’ailleurs irrégulièrement rémunéré. Le cabinet du ministre des Affaires étrangères, Didier Reynders (MR), a également envoyé, à deux reprises, un courrier au cabinet de Rachid Madrane, certes dans un langage diplomatique et prudent, qui visait à mettre en garde contre la poursuite des adoptions au Congo.

Enfin, en juillet 2015, soit cinq mois avant la sortie des derniers enfants – onze arrivées en Belgique en novembre 2015 -, les services du ministre de la Justice, Koen Geens (CD&V), adressent eux aussi une lettre à Rachid Madrane. Ils s’interrogent sur plusieurs points préoccupants. Ils énoncent le non-respect du principe de subsidiarité (l’enfant délaissé par ses parents doit être maintenu dans sa famille élargie, ou à défaut être adopté dans son pays), de nombreuses lacunes ou des erreurs matérielles dans les documents produits et une incertitude quant à l’origine des enfants. Enfin, ils s’étonnent de l’omniprésence de Julienne Mpemba à toutes les étapes de la procédure et remarquent que  » la bonne gestion des dossiers d’adoption repose presque exclusivement sur la confiance qu’accordent les Communautés à Julienne Mpemba et à Tumaini « . Les services concluent par une demande de  » réévaluer la coopération avec la RDC en matière d’adoption internationale « .

Incidents en cascade au Congo

Rachid Madrane, ministre de tutelle. Jusqu'ici, la justice n'a rien à lui reprocher.
Rachid Madrane, ministre de tutelle. Jusqu’ici, la justice n’a rien à lui reprocher.© JOHN THYS/BELGAIMAGE

Sur place, au Congo, des incidents ne semblent apparemment pas avoir mis la puce à l’oreille : les nombreux déménagements de Tumaini, les doubles attributions (enfants promis à deux familles et, à ce stade de l’enquête, évaluées à quatre), l’absence de registre sérieux des enfants à l’orphelinat et de dossier médical, le chantage de rapt exercé par le personnel non payé, les sommes sans cesse plus élevées que les familles ont dû débourser alors que les enfants n’étaient pas correctement soignés, voire carrément négligés (une visite médicale par le médecin Urbain Ménase, mandaté par l’ambassade, en septembre 2015, le confirme et précipite l’arrivée en Belgique d’un enfant qui souffre de malnutrition sévère, soit le 3 octobre 2015)… Ou un accès à l’orphelinat à chaque fois très difficile : par exemple, en février 2015, Kathryn Brahy et Dominique Cattry, psychologue à l’ACC, se voient refuser l’entrée à Tumaini par Julienne Mpemba. Il faudra la pression de Didier Dehou pour leur ouvrir les portes.

Enfin, durant plusieurs jours, en novembre 2015, Julienne Mpemba prend en otage les enfants qui doivent être acheminés vers la Belgique à la suite de la levée du moratoire congolais et réclame d’importantes sommes d’argent. Elle est arrêtée à Kinshasa, les Affaires étrangères portent plainte et le parquet fédéral ouvre une enquête. La directrice de Tumaini est vite relâchée, mais elle est à nouveau arrêtée en novembre 2016, puis encore relâchée. Elle est arrêtée pour la troisième fois en novembre 2017, notamment à la suite de la commission rogatoire conduite en RDC par Frédéric Van Leeuw, le procureur fédéral belge, durant l’été 2017, au cours de laquelle il était apparu que trois fillettes avaient des parents biologiques à Gemena. Aujourd’hui, Julienne Mpemba demeure en prison, inculpée de  » prise d’otages, avec la circonstance aggravante que les personnes prises comme otages sont des mineurs, de trafic d’êtres humains avec la circonstance aggravante que les faits ont été commis envers des mineurs d’âge, et de faux et usage de faux en écriture « .

A chaque fois, l’ACC et ses intermédiaires Sourires d’enfants et Larisa ont préféré croire Julienne Mpemba. Aveuglement ? Ont-ils réagi trop mollement ? Les réponses de Rachid Madrane et de ses collaborateurs sont-elles suffisantes ? Au fond, qui savait quoi ? Et y a-t-il eu des lacunes dans les contrôles ? Fallait-il, à tout prix, défendre la réputation belge, l’ACC se vantant d’afficher des standards d’adoption parmi les plus exigeants ? La concurrence entre les pays est rude et les demandes affluent du monde entier, alors que l’offre se restreint : y avait-il dès lors une crainte de  » perdre ce marché congolais  » ?

Les perquisitions au cabinet Madrane

Evelyne Huytebroeck a mis en place le canal d'adoption avec le Congo, en 2013.
Evelyne Huytebroeck a mis en place le canal d’adoption avec le Congo, en 2013.© THIERRY ROGE/BELGAIMAGE

D’autres éléments portés à la connaissance du Vif/l’Express interpellent. Deux adoptions réalisées par deux couples d’expatriés en RDC et opérées directement auprès de Tumaini (donc, sans passer par un organisme agréé, les parents adoptifs ne résidant pas en Belgique), paraissent indiquer à tout le moins des anomalies. L’un de ces couples a adressé un courrier en novembre 2013 à l’ACF, à l’ACC et à la présidente de l’association Tumaini en Belgique, Géraldine Matthieu, pour dénoncer  » l’attitude de Julienne Mpemba qui, après la découverte d’un problème de santé chez leur enfant adoptif, a proposé de le reprendre et de leur en donner un autre « . Que sont devenues ces informations ?

Ensuite, en décembre 2016, des perquisitions ont eu lieu au cabinet de Rachid Madrane. Elles avaient pour but de réunir différentes pièces à verser à l’instruction, mais également de vérifier si un collaborateur du ministre a pu être au courant qu’un problème de légalité se posait dans les dossiers d’adoption des trois fillettes de Gemena. Si tel était le cas, le collaborateur était tenu d’en avertir les autorités. Selon nos informations, parmi les documents saisis figurent deux courriels, datés du 19 et du 29 février 2016, adressés à Didier Dehou, à la directrice de l’OAA Sourires d’enfants, à Geneviève Matthieu et à Alice Copette, membre de l’association Tumaini. Ces mails sont rédigés par Julienne Mpemba, avec son avocat en copie, et dans lesquels elle reconnaît que les trois enfants adoptés en Belgique ont des parents en RDC et étaient donc non adoptables. Aucun destinataire ne mentionnera ces mails (à l’exception d’Alice Copette), estimant que Julienne Mpemba n’était plus fiable. Autre document saisi au cabinet : le rapport sévère dressé par le psychologue Dominique Cattry après sa visite à l’orphelinat Tumaini en février 2015 (absence de fiches, de registre, de dossiers médicaux…).

Le Vif/L’Express a appris que les investigations conduisent notamment à un autre village, dans la province du Kasaï-Oriental

Enfin, dans sa réponse adressée au parlement de la FWB, le 18 avril dernier, Rachid Madrane déclare que, à la suite de l’inquiétude de parents adoptifs qui avaient reçu des clichés d’enfants différents,  » l’ACC avait fait procéder à des vérifications effectuées par les services sociaux des différentes communes où il nous était affirmé que les enfants avaient été trouvés abandonnés « . Le ministre évoque un rapport d’enquête sociale  » invoquant des visites à l’orphelinat en avril 2014 et transmis en mai 2015 par l’ACC à l’OAA et à mon cabinet « . Toujours selon nos informations, l’ensemble de ces rapports et de ces renseignements n’a pourtant pas été livré aux autorités judiciaires.

Kathryn Brahy, déléguée de la FWB à Kinshasa.
Kathryn Brahy, déléguée de la FWB à Kinshasa.© CAROLINE THIRION/BELGAIMAGE

Combien de victimes au total ?

Depuis, les enquêteurs réexaminent d’autres adoptions. Or, il faudrait revoir toutes celles réalisées avec l’orphelinat Tumaini – une quarantaine au total en Belgique. Certains enfants en provenant ont également été adoptés aux Etats-Unis et au Canada. Combien ? On l’ignore. Comme on ignore où se trouvent aujourd’hui les autres pensionnaires de Tumaini. Lorsque les enquêteurs belges se sont présentés à l’orphelinat à l’été 2017, il était vide : pas d’enfants, pas de nounous.

Entre-temps, dix personnes sont passées du statut de  » témoins  » à statut de  » suspects Salduz 3 « , c’est-à-dire  » suspects non arrêtés et non inculpés « . Parmi elles, des membres des OAA (Sourires d’enfants et Larisa, aujourd’hui fusionnés), de l’ACC et du cabinet de Rachid Madrane. Quant à Julienne Mpemba, entre ses arrestations, elle aurait proposé un enfant congolais non adoptable à un couple, qui s’était vu refusé à l’adoption, contre plusieurs milliers d’euros. En janvier 2017 s’est donc ajoutée l’inculpation d’escroquerie.  » Rambo « , lui, a purgé sa peine et, alors que l’instruction est toujours en cours, a bénéficié d’une grâce. Dieu Merci Kitambo demeure en détention préventive. On lui refuse l’assistance d’un avocat et on soupçonne des actes de torture. Son cas a été porté à la connaissance des Nations unies.

Frederic Van Leeuw, a mené une mission rogatoire en RDC durant l'été 2017.
Frederic Van Leeuw, a mené une mission rogatoire en RDC durant l’été 2017.© LAURIE DIEFFEMBACQ/BELGAIMAGE

Les parents adoptifs se sont constitués partie civile. Ils attendent. Avec angoisse : lorsque la procédure pénale s’achèvera, un juge des familles devra statuer sur le bien-être des enfants adoptés et trancher. Doivent-ils rester en Belgique ? Retrouver leurs familles d’origine, dont, pour certains adoptés, ils ne se souviennent pas ?

Pour l’instant, ces enfants (et leurs familles biologiques et adoptives) ne seraient que cinq victimes d’un système. Car tout suggère des complicités de fonctionnaires locaux, des agents l’état civil comme celle de membres hauts placés congolais – Julienne Mpemba n’a jamais été inquiétée en RDC, alors qu’elle s’y rendait régulièrement et qu’une enquête criminelle était ouverte. Le Vif/L’Express a appris que les investigations conduisent notamment à un autre village, dans la province du Kasaï-Oriental, où quatre tentatives d’enlèvement d’enfants auraient échoué. Une dénonciation est déposée au procureur de la RDC. Elle cite nommément l’orphelinat Tumaini, où aurait abouti au moins l’un de ces quatre enfants qui s’était déjà vu attribuer un autre prénom. Celui-ci a pu être rendu à sa famille d’origine et échapper à une adoption en Belgique, aux Etats-Unis ou au Canada.

(1) Tous les noms des enfants et des parents adoptifs sont connus de la rédaction. Pour protéger leur vie privée, nous ne les mentionnons pas.

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