Three Studies for Self-Portrait, Francis Bacon, 1976 (triptyque : 90 cm 77 cm). © PHOTOMONTAGE LE VIF/L'EXPRESS - RICHARD GRAY GALLERY, NY

Philippe Geluck présente ses oeuvres d’art préférées

Le Vif

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine: Philippe Geluck.

Un  » Chalut, chat va ?  » gravé à l’encre noire sur une plaquette de sonnette. Pas de doute, c’est bien l’atelier de Philippe Geluck, dessinateur, plasticien, chroniqueur et surtout papa d’un gros Chat de 34 ans. Vêtu d’une veste sans manches sur un polar noir, d’un pantalon sombre et de ses traditionnelles petites lunettes rondes, l’artiste vous accueille dans son antre bruxellois (un ancien dépôt de brasserie) qui emprunte autant à l’imprimerie qu’au bureau d’architecture ou à la mini-entreprise. Tandis que des cloisons vitrées découpent le grand espace de briques rouges, des Chats sculptés, dessinés ou lithographiés se promènent entre les rouleaux, les affiches et les tableaux. Et c’est avec deux tasses de café à la main que Geluck vous emmène dans la salle de réunion où une dizaine de petites statuettes rouges à l’effigie du célèbre félin semblent attendre une affectation. Derrière lui, entre trois et six collaborateurs s’affairent. Nous sommes vendredi après-midi, la Brafa (Brussels Art Fair à laquelle le Chat participait) s’achève, tout comme l’exposition dans une célèbre galerie lausannoise. Et sans y être invité, notre homme qui semble plutôt humble, préfère d’emblée se justifier.  » Jusqu’à 45 ans, j’ai tout fait moi-même. Répondre au téléphone, remplir mes factures, gérer les éditions et les publications. J’étais tout seul. Puis, lorsque j’ai commencé à faire des émissions en France, j’ai dû engager un assistant, j’ai choisi un jeune garçon – fan absolu du Chat depuis ses 8 ans – que je rencontrais chaque année lors de mes séances de dédicaces. C’était il y a dix-sept ans et c’est pour le décharger, lui, que nous avons engagé d’autres personnes « , confie-t-il, la mine bienveillante et le regard affectueux.

Une gorgée de café plus tard et la jolie histoire terminée, il est temps de parler d’art. D’autant que du temps, le dessinateur en manque un peu. Son premier coup de coeur est un tableau de l’artiste américain Jean-Michel Basquiat.  » J’ai une fascination terrible pour lui. Chacune de ses oeuvres est absolument géniale. En cela, je peux le rapprocher de Rembrandt : avec eux, et c’est magique, tout est bon ! Quand nous avons fait l’exposition L’Art et le Chat, à Paris, l’année dernière (où Geluck réinterprétait des oeuvres en les accrochant aux côtés des originaux), Basquiat est incontestablement celui qui m’a donné le plus de mal, il m’impressionnait tellement, j’avais un trac fou. Avec lui, comme avec d’autres, je ressens comme une sorte de jalousie positive, une admiration totale. Sans compter les frissons et les larmes qui montent quand j’observe ses tableaux ; ils sont si simples et tellement compliqués. Et c’est bien là tout le paradoxe ! Techniquement, Basquiat est abordable ; beaucoup pourraient tracer des lignes et en griffonner d’autres mais personne ne serait capable d’arriver à tant de beauté et de perfection. Ça prouve bien que ce n’est pas la technique qui fait le peintre, non, l’art c’est véritablement de la magie pure. Regardez la grotte Chauvet, c’est exceptionnel ! Basquiat n’a jamais été à l’école et, pourtant, il parvient à rendre une expérience dont la seule vérité est l’émotion qu’elle procure. Finalement, l’art c’est comme l’amour, ça sert à embellir nos vies. C’est une expérience mystique, tout d’un coup, « boum », quelque chose naît et nous submerge.  »

FRANCIS BACON (1909-1992)

« Le plaisir est une chose si multiple et l’horreur aussi », ainsi parlait le peintre britannique qui n’a jamais pourtant compris ce qu’on pouvait trouver d’horrible à sa peinture ; tout au plus confessait-il que « l’odeur du sang ne lui quittait pas les yeux ». Adolescent rejeté par son père en raison de son homosexualité, le jeune Bacon s’installe à Londres et mène une existence de bohème avant de se lancer dans la décoration d’intérieur. Il découvre alors les grands peintres et commence à tâter du pinceau. Bien qu’il ait déjà participé à quelques expositions avant la guerre, c’est l’après-guerre qui voit éclore son talent. Il faut dire que la période se prête particulièrement à ses visions apocalyptiques ou dramatiques de la figuration humaine.

Sur le marché de l’art. Avec son portrait du peintre Lucian Freud, Francis Bacon détient le record mondial pour une oeuvre d’après-guerre : le célèbre triptyque a été adjugé en 2013 à plus de 142 millions de dollars. Mieux que Basquiat : 100 euros investis dans une oeuvre de Bacon en 2000 en valent aujourd’hui plus de 1 315.

Delon, Bolt, Bacon et Rembrandt

A bien y regarder, les oeuvres sélectionnées par Philippe Geluck sont l’antithèse de la ligne épurée de son Chat. Le  » touche-à-tout  » le reconnaît sans ambage :  » J’aurais aimé peindre comme Manet, courir comme Usain Bolt et avoir la beauté d’Alain Delon… Mais voilà, eux c’est eux et moi c’est moi. Finalement, je me trouve plus drôle que Delon et tant pis si les gens me voient en professeur Tournesol alors qu’enfant je me rêvais Tintin. Oui, j’aurais adoré avoir la technique d’un grand peintre mais l’important est de faire du mieux qu’on peut avec ce qu’on a. Je ne suis sans doute pas un dessinateur brillantissime mais j’arrive à faire ce que j’ai envie de faire et ça me rend heureux. Et comme mon esprit part toujours dans tous les sens, je pense que ce n’est pas un hasard si je multiplie les outils pour m’exprimer : le dessin, l’écriture, la tchatche ou la peinture…  »

En lien avec son esprit bouillonnant, Geluck choisit ensuite un triptyque de Francis Bacon :  » Il me bouleverse depuis toujours, d’autant qu’il affectionnait le triptyque alors que, traditionnellement, celui-ci était plutôt réservé à la peinture religieuse. C’est intéressant car il dépasse le stade  » un tableau / une image  » pour nous offrir une vision de ce qui se passe à côté de l’image principale. Avec lui, pas de vision monolithique mais une version bis et une version ter d’un même événement. Moi, qui ait 10 000 idées à la minute, ça me parle.  »

Né dans une famille sans télé et très portée sur la culture, Philippe Geluck – qui passait son enfance dans les musées, les théâtres ou parmi les livres en écoutant de la musique classique – se sent comme un chat au soleil quand il s’agit de parler d’art. Et après de nombreuses digressions sur la peinture ancienne, moderne ou contemporaine, nous abordons enfin son troisième et dernier choix : deux autoportraits du célèbre maître hollandais, Rembrandt van Rijn.  » Ahhh lui « , glisse-t-il de sa voix de radio avant de poursuivre, d’une voix de Cyrano :  » L’aube et le crépuscule, le début et la fin de la vie, des questions qui me hantent depuis toujours.  »

 » Quand j’étais gosse, l’idée de ma disparition m’angoissait terriblement, le fameux never again « , explique-t-il en écarquillant les yeux, un brin mystérieux.  » Heureusement, à la naissance de mon fils, cette angoisse du temps qui passe a totalement disparu mais depuis que je suis grand-père, elle me reprend ; j’aimerais tellement voir mes petits enfants grandir ! Oui, Rembrandt et ses autoportraits sont une parfaite allégorie de la vie. C’est la règle du jeu : un jour, nous devrons mourir. Rembrandt, lui, a eu cette prescience de se peindre tout au long de son existence, une générosité pareille, quel cadeau ! Quand je l’observe, jeune, à l’aube de son existence, je ne peux m’empêcher de constater sa très grande envie d’en découdre, on sent qu’il a envie  » d’y aller « . Il ne se doute peut-être pas qu’il sera l’un des plus grands peintres de l’histoire mais il est fabuleux de constater que tout son génie est déjà présent dans cette toile. Ce n’est sans doute pas important mais, en voyant ce portrait, je me demande s’il sait déjà qu’il est le génie des génies.  »

JEAN-MICHEL BASQUIAT (1960-1988)

Irony of the Negro Policeman, Jean-Michel Basquiat, 1981 (122 cm 183 cm).
Irony of the Negro Policeman, Jean-Michel Basquiat, 1981 (122 cm 183 cm). © COLLECTION PRIVÉE

On pourrait résumer l’ascension de ce géant de l’art américain à « un petit gars de Brooklyn qui ne voulait être qu’artiste et rien d’autre ». Sans aucune formation artistique mais plutôt malin, Basquiat se fait rapidement remarquer en taguant non pas les métros new-yorkais ou les lieux discrets mais directement les murs des quartiers chics des galeries de Soho. Transférées sur des toiles, ses premières oeuvres lui vaudront la reconnaissance du public et l’intérêt d’amateurs éclairés. Enchaînant de nombreuses expositions, de belles collaborations avec de grands artistes comme Andy Warhol, Basquiat est vite reconnu comme le maître de l’underground américain. Dommage que son amour de l’argent, de la fête et des drogues lui fasse quitter la terre pour rejoindre le fameux club des célébrités mortes à 27 ans.

Sur le marché de l’art. 100 euros investis en 2000 dans une oeuvre de Basquiat en valent aujourd’hui 1 011. Sans compter que l’artiste pulvérisait, en 2016, son propre record pour atteindre plus de 57 millions de dollars. En bref, pas de peinture à moins de 500 000 euros.

Au plus beau des vieux

Et Geluck, enfant, il se projetait où ?  » Jamais très loin… Tout au plus, je voulais être comme les grands de la cour de récréation. Ce n’est que vers mes 12 ans que j’ai réalisé que je voulais devenir comédien. Rétrospectivement, je pense que c’était la beauté des comédiennes que j’applaudissais au théâtre, le soir, qui a véritablement suscité ma vocation. Je les admirais tellement dans leurs beaux costumes de scène et, quand je les voyais à l’entracte, mon coeur battait si fort, dit-il un brin rougissant en se frappant la poitrine, à gauche. Boum, boum, boum. Mes parents, qui s’étaient rencontrés dans un troupe de théâtre amateur, étaient fous de joie à l’idée que je fasse l’Insas et je me suis persuadé que c’était ma voie. Pendant dix ans, j’ai eu la chance de jouer des rôles magnifiques et puis mes enfants sont nés et j’ai choisi de vivre une vie qui me permettait de leur raconter une histoire chaque soir. Je suis retourné derrière ma planche à dessin, où je me sentais bien mieux que sur des planches. C’est amusant parce que j’étais persuadé que le théâtre allait me pleurer, qu’on allait se jeter à mes pieds pour me retenir. Rien, même pas un coup de fil, lâche-t-il en riant. Fondamentalement, je n’étais sans doute pas un très bon comédien, mes enfants étaient peut-être un prétexte car au fond de moi, je sentais que je n’étais pas à ma place.  »

Que lui évoque le dernier des autoportraits de Rembrandt ? Geluck, un peu nostalgique, répond :  » J’y vois l’allégorie de la vie. C’est passionnant car Rembrandt ne fait aucune concession, on y reconnaît l’homme mûrir et blettir. Je ne suis pas pressé mais je suis curieux de vieillir. De découvrir mon visage et celui de ma femme quand nous serons deux petits vieux. Je lui ai d’ailleurs interdit de faire de la chirurgie esthétique, pas question qu’elle me  » dispense  » de ses rides ou de sa peau moins tendue. Je pense, sincèrement, qu’on peut être vieux et beau. Si vous saviez comme les femmes qui retouchent leur visage m’enragent ! La beauté, c’est autre chose qu’une supposée éternelle jeunesse. Mais c’est là toute l’erreur de notre société que d’associer vieillesse et laideur.  »

Une heure d’interview prévue. Trois heures en vrai. Il est temps, dès lors, de demander à Philippe Geluck, quel art il placerait au dessus de tout. Sans hésitation, la musique.  » Quand des musiciens se rencontrent, quels que soient leur culture, leur langue ou leur âge, ils parlent un langage universel qui les unit et les fait pétiller. Ils m’explosent. On m’a raconté qu’en entendant Bach pour la première fois, des papous de Guinée s’étaient mis à pleurer. Avouez que, avec un Fontana (NDLR : Lucio Fontana, peintre abstrait italien), ça aurait été plus compliqué.  »

REMBRANDT VAN RIJN (1606-1669)

Autoportrait à l'âge de 63 ans, Rembrandt van Rijn, 1669 (86 cm 70,5 cm).
Autoportrait à l’âge de 63 ans, Rembrandt van Rijn, 1669 (86 cm 70,5 cm).© NATIONAL GALLERY, LONDRES – WWW.BRIDGEMANIMAGES.COM

Né en Hollande, pays ô combien protestant, Rembrandt ne peut – comme ses confrères vivant dans des pays catholiques – bénéficier de commandes d’Eglise ou de son souverain, nettement plus porté sur la guerre que sur la peinture. Qu’à cela ne tienne, il se professionnalise dans le portrait de riches bourgeois et rencontre rapidement la gloire. Caractère un peu difficile, collectionneur très dépensier, sa vie sera rythmée par des périodes de grande flamboyance et de catastrophes en série. Ses commanditaires finissent par lui reprocher ses portraits « sans concession » et l’Eglise son concubinage avec sa servante. Rembrandt connaît ainsi la ruine et le désamour du public. Pourtant, l’artiste est sans conteste l’un des plus grands, virtuose du clair-obsur et capable d’exprimer « la vérité de la vie ». Paul Valery dira de lui : « Rembrandt sait que la chair est de la boue dont la lumière fait de l’or. »

Sur le marché de l’art. Beaucoup d’oeuvres disponibles pour cette star des musées, des peintures (de moindre qualité il est vrai) peinent à trouver acquéreur à moins de 10 000 euros alors que d’autres se chiffrent à 30 millions d’euros. De nombreuses estampes à moins de 5 000 euros. Une énigme à l’image même de la personnalité de Rembrandt.

Par Marina Laurent.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire