Jean-Marie Dermagne

Monsieur le ministre de la Justice, vous êtes formidable!

Jean-Marie Dermagne Avocat, ancien bâtonnier - Porte-parole du Syndicat des avocats pour la démocratie (SAD)

Monsieur Geens, votre stratégie est d’une spectaculaire efficacité. Et, sur le plan tactique, que de belles plumes déjà à votre chapeau !

Monsieur le ministre,

De grâce, n’écoutez ni les lamentations du personnel des tribunaux, ni les jérémiades des directeurs de prison, ni même les imprécations des juges et pas davantage les coups de gueule des avocats, moins encore, la colère des grévistes pénitentiaires ou les hurlements de détresse des prisonniers et de leurs proches : tous ces gens qui vitupèrent contre votre politique d’économies drastiques, depuis les plus hauts magistrats jusqu’au voleur de bicyclette au fond de sa cellule, n’ont tout simplement pas compris – mais ont-ils l’intelligence requise ? – ce qu’est votre grand dessein. Et vous aurez beau leur débiter à tire-larigot des flots d’explications, avec votre sens inné du dialogue et votre inoxydable courtoisie, ils n’y comprendront jamais rien, car ils sont tous simplement incapables de saisir votre sens aigu de la modernité !

Votre but est pourtant clair : moderniser, selon votre conception, c’est désosser les structures qui freinent le développement du capitalisme. Dans cette perspective, tout ce qui est prélevé sur les profits par les impôts pour les besoins de la collectivité est d’évidence du gaspillage. A cette aune, la purge que vous imposez à la justice est donc salutaire. Et comment mieux faire que donner aux juges une mauvaise image d’eux-mêmes et rabattre leur caquet aux avocats si le but est de fermer les vannes dispendieuses d’une justice accessible en tout temps à tous ? Prolétariser tous les acteurs de l’institution judiciaire vous permet d’en finir avec un équilibre des pouvoirs qui n’a plus de sens dans une société moderne ! Et apprendre aux petites gens à lécher leurs plaies plutôt que d’encombrer les tribunaux est leur rendre service.

Monsieur Geens, grâce à vos lois votées sous l’emblème de la modernité, vous rendez l’accès à la justice plus coûteux et moins commode

Votre stratégie est d’une spectaculaire efficacité. Et, sur le plan tactique, que de belles plumes déjà à votre chapeau ! Vous avez réussi à imposer, à la hussarde, une série de lois que vous avez appelées « pot-pourri », adjectif approprié puisque leur but est de dégoûter les gens de recourir aux tribunaux, qui vont alléger la charge de travail des magistrats et peu importe après tout si cela diminue aussi l’intérêt de ce travail !

Grâce à vos lois votées sous l’emblème de la modernité, vous rendez l’accès à la justice à la fois plus coûteux et moins commode, par quelques pièges bien ficelés et un parcours semé d’embûches. Exemple : en matière pénale, désormais, qui oublie une date d’audience ne pourra plus faire opposition, qui sera condamné en première instance devra penser à justifier son appel, et qui voudra aller en cassation, devra d’abord trouver une porte si petite qu’il ratera son coup deux fois sur trois. Quant à la cour d’assises, en deux coups de cuillère à pot, vous l’avez envoyée aux oubliettes ! A la diète, la justice obèse : bravo ! Pourtant, votre chef d’oeuvre, ce sont les prisons ! Même si vous êtes plus souriant et plus avenant que ne l’était Margareth Thatcher, votre dureté et votre inflexibilité s’inspirent d’elle et, comme elle, vous avez compris que plus on est dur avec les vauriens qu’on a réussi à emprisonner, malgré une justice jugée laxiste, plus vos électeurs s’en pourlèchent les babines. Quant aux gardiens, espèces de mineurs de fond contemporains, vous savez que tout le monde se moque de leur sort comme de colin-tampon. Et, cerise sur le gâteau, vous prouvez que votre politique est la bonne puisque les grévistes ne sont pas flamands.

Même si vous gagnez sur tous les plans, même si vous finissez par faire rentrer, qui dans les prisons, qui dans les palais de justice, qui dans les bureaux de l’administration, tous, la queue entre les jambes, j’ai pourtant une crainte à votre sujet : lorsqu’on dénombrera, dans les décombres de la social-démocratie, voire de la démocratie tout court, les victimes du saccage de la justice, croyez-vous pouvoir balayer tout remord et faire fi de tous leurs sacrifices, sur l’autel de la réussite économique (qui signifie, dans le monde des affaires d’où vous venez, rendre les riches plus riches) et pourrez-vous assumer sans trop sourciller d’être l’artisan d’un État voyou ? Car, sans cela, vous dormirez mal.

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