La ministre de la Culture Alda Greoli s'attèle à une tâche énorme : la remise à plat du secteur des arts de la scène. © HATIM KAGHAT POUR LE VIF/L'EXPRESS

Le secteur des arts de la scène va connaître un important chambardement

Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

A la suite de la refonte du décret arts de la scène, c’est tout un paysage artistique qui va se redessiner à partir de 2018. Le moment, pour le secteur, de poser le trio de questions fondamentales : d’où venons-nous ? qui sommes-nous ? et où allons-nous ?

 » A l’époque, le paysage était un désert verrouillé par une institution. Ce désert a été pour moi un espace d’ensauvagement dans lequel j’ai gambadé allègrement.  » Quarante ans après les faits, Martine Wijckaert se souvient fort bien de cette période de la fin des années 1970 et du début des années 1980 où une poignée de  » jeunes blancs-becs  » issus de l’Insas, fondé par Raymond Ravar en 1962, a secoué un milieu théâtral bruxellois pépère dominé par le Théâtre national de Jacques Huisman, son directeur depuis 1945. Adepte du nomadisme, elle découvre par hasard un auditorium militaire abandonné faisant partie des anciennes casernes Dailly, à Schaerbeek.  » On a vu cet espace fantomatique, prodigieux, avec des cartes d’état-major aux murs, des sièges avec des tablettes… Comme de l’eau coulait du plafond, j’ai pris un baquet qui traînait dehors et je l’ai mis sous la fuite. C’était l’acte fatal.  » Cet auditorium est devenu l’amphithéâtre du théâtre de la Balsamine, que Martine Wijckaert a dirigé jusqu’en 1994, pour en devenir ensuite artiste associée. Le lieu reprenait d’ailleurs son Wijckaert, une bombe en début de saison.

Plus ou moins au moment où la jeune auteure et metteuse en scène et sa petite équipe attaquaient les murs à la masse et pompaient l’électricité sur le tram pour faire fonctionner leur théâtre-squat, Michel Dezoteux tentait à Anderlecht, du côté du canal, l’expérience du théâtre Elémentaire, mettait sur pied l’unique édition d’un festival international de théâtre où figurait l’avant-garde américaine, avant de se lancer dans l’aventure du théâtre Varia, à Ixelles, sur la proposition de Philippe Sireuil et en collaboration avec Marcel Delval, deux autres metteurs en scène insassiens. Près de trente-cinq ans après sa rénovation, le Varia, devenu Centre dramatique de Bruxelles, est toujours là et ses trois fondateurs ont toujours bon pied bon oeil. Marcel Delval et Michel Dezoteux font d’ailleurs partie de la saison (avec Contradiction pour le premier, la reprise de Woyzeck pour le second), tandis que Philippe Sireuil assume depuis un an la direction du théâtre de la place des Martyrs, qui vient tout juste de reprendre son Voyage au bout de la nuit.

 » On était alors dans une phase d’éclosion de jeunes compagnies, d’un certain théâtre postbrechtien, raconte pour sa part Isabelle Pousseur, elle aussi sortie de l’Insas, fondatrice en 1982 du théâtre du Ciel noir, devenu le théâtre Océan Nord, à Schaerbeek, qu’elle dirige toujours aujourd’hui.  » Il y avait des relectures de grands classiques, la découverte de nouveaux auteurs contemporains. Quelque chose s’ouvrait en s’opposant assez violemment au Théâtre national. Sur le terrain international débarquaient aussi des choses assez inouïes : Kontakthof de Pina Bausch, Einstein on the Beach de Bob Wilson, La Classe morte de Tadeusz Kantor. Un théâtre de l’émotionnel, de l’onirique, du corps.  »  » Il y a eu une volonté des pouvoirs publics de créer quelque chose d’autre à côté de ce qui existait, précise Philippe Sireuil, et de tenir compte de l’émergence dans la profession d’esthétiques différentes.  »

Tout, trop et mal

La Balsamine, le Varia, Philippe Van Kessel qui investit l’atelier Sainte-Anne (ancêtre des Tanneurs) en 1984, les bâtiments du théâtre de l’Ancre qui sont achetés à Charleroi, le théâtre de la Place qui remplace celui du Nouveau Gymnase à Liège… En quelques années, le désert théâtral est devenu un jardin foisonnant. Mais au fur et à mesure que les plantes croissaient, les périodes de sécheresse ont commencé à s’accumuler.  » La courbe du financement n’a pas suivi l’explosion des possibles, analyse Philippe Sireuil. Les écoles d’art dramatique – cinq du côté francophone et je ne parle que des écoles publiques – ont continué à produire de jeunes acteurs et metteurs en scène. Ceux-ci se sont progressivement retrouvés dans une situation de paupérisation puisque les institutions ont globalement vu leurs moyens stagner, voire diminuer. Les subventions n’ont même pas suivi l’indexation.  » La situation actuelle permet à des jeunes de travailler mais pas de gagner leur vie « , pose, amer, Michel Dezoteux.  » Alors, ils disparaissent très vite ou partent ailleurs. Les meilleurs sont partis parce qu’il n’y a pas de vraie solution de survie ici.  »

Davantage de lieux, qui doivent chacun s’en tirer avec moins d’argent : l’effet sur le type de créations n’a pas tardé à se faire sentir. Faute de moyens, on opte pour des petites formes, à un, deux ou trois comédiens, avec un temps de production très court.  » On va tous se retrouver à monter des monologues en trois semaines de répétitions, qui seront joués quatre fois. Artistiquement, qu’est-ce qu’on y gagne ? « , interroge Isabelle Pousseur. Une impasse que Martine Wijckaert résume avec force :  » Avant il n’y avait rien, maintenant il y a tout, trop et mal.  »

Le moment est donc venu de rebattre les cartes. Et ce sera bientôt le cas puisqu’un projet de décret modifiant le décret-cadre de 2003 régissant les arts de la scène a été voté le 12 octobre dernier. 2017 sera une année capitale : toutes les aides publiques seront remises sur la table et redistribuées. Il est prévu que les nouveaux contrats-programmes définissant les budgets et les missions des institutions théâtrales démarreront tous simultanément au 1er janvier 2018. Pour une durée de cinq ans.

L'auditorium militaire des casernes Dailly, devenu l'amphithéâtre du théâtre de la Balsamine.
L’auditorium militaire des casernes Dailly, devenu l’amphithéâtre du théâtre de la Balsamine.© DANIÈLE PIERRE

Dans une lettre aux opérateurs du secteur, la nouvelle ministre de la Culture, la CDH Alda Greoli, précisait les objectifs de la manoeuvre : meilleur soutien à la création et à la diffusion des artistes francophones, augmentation effective du volume de l’emploi artistique et de la qualité de ces emplois, meilleure objectivation de l’attribution des subsides, renforcement des liens entre la culture et l’école, encouragement de l’accès pour des publics diversifiés, accompagnement de la transition numérique et optimalisation de la gouvernance des pouvoirs publics et des opérateurs. Rien que du louable. Le nouveau décret a aussi été salué pour la reconnaissance enfin acquise des spectacles jeune public et du conte comme domaines à part entière des arts de la scène. Mais tous s’interrogent sur les critères qui présideront à l’établissement des fameux contrats-programmes. Qui sera favorisé, qui le sera moins, voire qui verra ses moyens rétrécir au risque de l’extinction pure et simple ?

Logique économique

Le rapport de la société de conseil Kurt Salmon, joint au décret, est venu dégrader un climat déjà anxiogène. Ce rapport  » visant à aider le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles à optimiser le paysage théâtral et à diminuer les coûts de fonctionnement des opérateurs théâtraux en FWB «  en a fait hurler plus d’un. D’abord par son coût, 63 000 euros. Puis par son contenu. Dans ses diagrammes, les chiffres s’alignent de manière brute et font ressortir les  » bons  » et les  » mauvais  » élèves. Exemple : la répartition en 2014 entre les revenus propres et les subventions. Dans l’écrasante majorité des cas, ce sont les subventions qui dominent. Autre exemple : la répartition des charges entre les frais de fonctionnement, les dépenses liées à l’infrastructure et les dépenses artistiques (quasi jamais au-delà de 50 %).

 » Ce rapport analyse une logique économique sans faire intervenir ni l’artistique ni les missions « , s’insurge Isabelle Pousseur.  » Il est quand même normal que le rapport entre le nombre de spectateurs et le montant des subventions ne soit pas le même dans un théâtre expérimental et dans un théâtre qui fait du divertissement !  » A ce sujet, la ministre Greoli se veut rassurante :  » Ce n’est pas le seul chiffre de remplissage des salles qui m’intéresse, c’est la démarche dynamique d’objectifs globale mise en place par l’institution. Il ne s’agit pas d’instaurer un quota minimal de remplissage pour toutes les salles et tous les spectacles. Mais un spectacle dit « plus compliqué » qui annoncerait un taux de remplissage à 30 % sans prévoir de médiation avec les publics, ça pose problème.  »

Autre source de frayeur pour le secteur : le chapitre  » Synergies possibles au niveau des coûts  » du rapport Salmon, qui préconise notamment une fusion entre le Rideau de Bruxelles et le Varia, et entre le théâtre Le Public et le Jean Vilar à Louvain-la-Neuve. Là aussi, la ministre tempère :  » Je ne vais pas, moi, décréter que des asbl doivent fusionner. Si des institutions doivent se rapprocher, ce sera sur base volontaire. Par contre, je serai attentive à voir si certains mettent en place des procédés qui leur permettent de dégager des moyens.  » Il ne s’agit donc pas d’imposer des fusions, mais de favoriser des mutualisations.  » Mais les mutualisations demandent aussi des moyens « , souligne Jean-Michel Van den Eeyden, à la barre du théâtre de l’Ancre à Charleroi depuis 2008.  » A Charleroi, il y a des rapprochements efficaces : une billetterie commune, des collaborations autour de festivals comme bis-ARTS, Kicks !, la biennale des arts urbains… On pourrait certainement aller plus loin mais cela demande un investissement au départ. C’est la quadrature du cercle…  » Lui se montre confiant en l’avenir. Il faut dire que grâce à la Ville de Charleroi et à la Région wallonne, son vaisseau passera dans trois ans d’une capacité de 100 à 530 places.  » Mais si les moyens de fonctionnement ne suivent pas, à quoi servira ce nouvel outil ? « , prévient-il déjà, en posant aussi la question de l’équilibrage des forces entre Bruxelles et la Wallonie.

Plus globalement, une question demeure : qui tranchera ? Avant d’arriver sur le bureau de la ministre, les dossiers des contrats-programmes seront examinés par des commissions dont beaucoup dénoncent la durée des mandats, la faiblesse de rotation et le double statut de  » juge et partie  » de certains membres. Sur ce point, la ministre déclare attendre le rapport de  » Bouger les lignes  » sur la  » gouvernance culturelle « , censé fournir des propositions de réforme des instances d’avis. En attendant, les commissions resteront telles quelles.

Au-delà de la répartition des subventions, certains remettent en cause le montant de cette enveloppe fermée.  » Ayant fait le choix de ne pas défendre un budget revu à la hausse pour la culture, le politique ne peut légitimer sa position qu’en disant que si on optimise, on pourra réaliser de grandes choses « , pose Monica Gomes, actuelle directrice de La Balsamine.  » Le débat est biaisé. La seule vraie question à se poser, c’est comment on peut réinventer la répartition budgétaire globale pour que l’éducation, la culture et le développement durable occupent vraiment une place dans nos investissements.  »

Quel sera le théâtre de demain ? Que doivent être ses fonctions sociales et politiques ? Le secteur retient son souffle. La tâche est énorme. Rendez-vous en 2018.

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