Baudouin et son ami le président Juvénal Habyarimana au Rwanda, en 1987. Le roi tenait à retourner au Pays des mille collines, alors que sa santé était défaillante. © Yves Smets/photo news

Le roi Baudouin et son ami rwandais Habyarimana

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

En octobre 1990, Baudouin presse le gouvernement belge d’intervenir militairement à Kigali pour secourir le régime d’Habyarimana. Eclairage sur l’influence politique du roi, qui appréciait un président rwandais d’apparence si pieuse lors de ses visites à Laeken.

Le 7 août 1993, à Bruxelles, de nombreux chefs d’Etat suivent le cortège funèbre de Baudouin, décédé une semaine plus tôt dans sa propriété de Motril, en Espagne. Parmi les dirigeants étrangers présents : le président rwandais Juvénal Habyarimana, ami personnel du roi des Belges pendant plus de vingt ans, et son homologue français François Mitterrand qui, depuis le début du conflit rwandais, en octobre 1990, ne ménage pas son soutien au régime de Kigali.  » Le roi Baudouin était pour nous, Rwandais, tout un symbole, assure Habyarimana dans son hommage au défunt. Artisan de l’indépendance de notre pays et trait d’union entre les peuples belge et rwandais, le souverain n’a jamais cessé de nous faire l’honneur de sa sollicitude. Nous n’oublierons jamais sa constante disponibilité à l’égard de notre pays.  » On ne peut être plus clair.

Avant même l’indépendance du Ruanda-Urundi, le 1er juillet 1962, le roi s’était pris pour le  » tuteur  » de ces deux petits pays, qui avaient tout pour lui plaire : leurs habitants, durs à la tâche, agriculteurs sérieux et opiniâtres, lui apparaissaient moins exubérants et dépensiers que les Congolais. Handicapé par une densité de population très élevée et de faibles ressources minières, le pays des mille collines, qualifié d' » élève modèle « , parvenait à atteindre l’autosuffisance alimentaire. Autre raison de l’affection de Baudouin pour le Rwanda : ce pays était de longue date le bastion des missionnaires belges. Baudouin et Fabiola s’y étaient rendus en 1970 et le roi avait tenu à y retourner en 1987, pour le 25e anniversaire de l’indépendance du pays, alors que sa santé était défaillante. Le couple royal n’avait pas caché son émotion quand la foule, descendue des collines proches de Kigali, avait crié inlassablement  » Vive Baudouin et Fabiola « .

Une amitié « charismatique »

L’arrivée au pouvoir, lors du coup d’Etat militaire de juillet 1973, du général Habyarimana, catholique convaincu, avait été accueillie avec joie au palais royal et dans les milieux chrétiens. Le Rwanda a été pendant des décennies l’enfant chéri de l’Eglise catholique, des partis démocrates chrétiens et de l’administration de la Coopération au développement, fief social-chrétien flamand. Entre eux, les libéraux et francs- maçons parlaient du Rwanda comme d’une  » terre perdue  » ou d’une  » province CVP « , et qualifiaient le régime d’Habyarimana de  » dictature cléricale « . A la fin des années 1980, Jean Gol, chef de file des libéraux francophones, considère les Tutsis comme les  » Juifs d’Afrique « , toujours persécutés par les Hutus  » racistes « .

En revanche, Baudouin, très sensible à ce qu’il appelle  » la grâce du Renouveau  » (charismatique), apprécie beaucoup Habyarimana, ce chef d’Etat hutu aux apparences si pieuses. A chacune de ses visites à Laeken, le président rwandais se précipite dans la chapelle royale et s’y agenouille, front contre terre, dans la grande tradition du mouvement charismatique.  » Baudouin considère Habyarimana comme une sorte de saint et se fâche dès que l’on met en question les qualités morales du président rwandais « , signale le journaliste José-Alain Fralon, auteur de Baudouin. L’homme qui ne voulait pas être roi (Fayard, 2001).  » Il se ferme plus encore lorsqu’on évoque devant lui le système de corruption organisé par la propre femme du président rwandais. A ses yeux, Habyarimana est l’égal d’un Sadate, voire d’un Mandela.  »

Baudouin et son fidèle Premier ministre, Wilfried Martens, en 1990.
Baudouin et son fidèle Premier ministre, Wilfried Martens, en 1990.© Odette Derèze/belgaimage

Demande d’aide militaire

En 1990, Baudouin intervient directement auprès du gouvernement pour que la Belgique soutienne militairement le président rwandais, dont le régime est en danger. De fait, le 1er octobre, les combattants du Front patriotique rwandais (FPR) venus d’Ouganda sont entrés en force au Rwanda et progressent vers Kigali. La plupart des hommes du FPR, mouvement alors peu connu, sont issus de Tutsis rwandais exilés depuis la prise de pouvoir hutu et la décolonisation des années 1959-1963. Leur offensive de 1990 marque le début de quatre années de guerre, de massacres et de déplacements de populations fuyant les combats et les exactions.

L’attaque du FPR a lieu en l’absence d’Habyarimana, en déplacement à New York. Il rentre d’urgence au pays par un vol de nuit, qui le fait transiter par Bruxelles dans la matinée du 3 octobre. Il se précipite alors à Laeken, prie avec Baudouin et obtient du roi la promesse d’une assistance militaire belge. Le président rwandais déjeune ensuite avec le souverain et Wilfried Martens, le Premier ministre CVP. Au cours du repas est évoquée la demande d’aide militaire pour refouler les rebelles tutsi. Martens affirme, dans ses Mémoires (2006), avoir répondu qu’une intervention était  » impossible « , car ce serait  » une ingérence dans la politique intérieure d’un pays « . Après le départ du président Habyarimana, Baudouin et Martens se concertent. Puis, le Premier ministre rediscute de la question avec ses principaux ministres, rappelés d’urgence. Le soir même, la Force aérienne expédie à Kigali, aux frais du budget de la Coopération au développement, des munitions commandées par l’armée rwandaise auprès de la FN.

Les deux lettres du roi

Dans la foulée, le gouvernement Martens décide l’envoi d’un peu plus de 500 militaires au Rwanda, dont des paras de Flawinne et de Tielen. Le communiqué publié le 4 octobre, en fin d’après-midi, précise que ces troupes et leur matériel sont envoyés  » dans le cadre d’une action humanitaire ayant pour but de protéger les 1 630 résidents belges, et de permettre, si nécessaire, leur évacuation.  » Même si les militaires belges ne participent ni aux combats, ni à la répression contre les Tutsis, l’opération s’avère politiquement délicate : déployés à l’aéroport de Kigali, sur les collines avoisinantes et le long de la route qui relie la zone à la capitale, les paras belges et les légionnaires français envoyés sur ordre de Mitterrand permettent aux Forces armées rwandaises (FAR) de donner toute leur mesure ailleurs. Les contre-attaques meurtrières des FAR et l’engagement des forces françaises de l’opération Noroît empêchent les rebelles du FPR d’avancer au-delà de Gabiro, à nonante kilomètres de Kigali. Le 11 octobre, au Parlement, l’opposition libérale et écolo conduite par Jean Gol et Magda Alvoet déplore une intervention militaire belge dans un pays  » où les droits de l’homme sont violés « . L’opération est qualifiée d' » aide indirecte  » au régime et le retour immédiat des soldats est demandé.

La missive royale lue par Martens en conseil des ministres aurait dû rester secrète

La veille, Baudouin a écrit à Martens pour lui dire combien un retour prématuré des troupes belges du Rwanda,  » ce pays ami « , lui paraît dangereux :  » Cela pourrait accroître fortement les risques de massacres interethniques « , prévient le roi. Le 14 octobre, Wilfried Martens, accompagné des ministres Mark Eyskens (Affaires étrangères) et Guy Coëme (Défense), s’envole pour un périple de cinq jours en Afrique dans l’espoir que les pays voisins du Rwanda prennent une initiative en faveur d’un cessez-le-feu. Dès son retour, le 19,  » le Premier ministre va faire rapport au roi, qu’il rencontre peu avant 6 heures du matin « , racontent les historiens Patrick et Jean-Noël Lefèvre (l’ancien directeur de la Bibliothèque royale et son fils, professeur à l’ULB), auteurs de l’ouvrage Les militaires belges et le Rwanda : 1916-2006 (Racine, 2006). Baudouin lui remet alors une nouvelle lettre, écrite la veille. Il demande une fois de plus à Martens de  » ne pas annoncer ni opérer le retrait des troupes belges […]. Si nous retirons maintenant nos troupes et nos coopérants, nous déstabilisons le Rwanda « , alors que  » des pas importants ont été faits par les autorités rwandaises.  »

Bras de fer rouge-romain

C’est avec cette missive royale en poche que Martens convoque, dans la matinée du 19 octobre, un conseil des ministres restreint. Il devait être bref, mais se prolonge anormalement. On apprendra que de profondes divergences ont opposé les socialistes au Premier ministre. Willy Claes (SP), Philippe Moureaux (PS) et Guy Coëme (PS) plaident pour un rappel immédiat des troupes belges, le principe d’un cessez-le-feu ayant été acquis, tandis que les sociaux-chrétiens veulent maintenir une présence militaire aussi longtemps que persiste le risque d’affrontements.

L’indignation de l’opinion face aux arrestations et exécutions de milliers de Tutsis au Rwanda va orienter l’issue du bras de fer rouge-romain : à peine achevée la mission de sécurisation des expatriés, les troupes belges sont rapatriées, alors que les forces françaises, elles, sont maintenues sur place, à la grande satisfaction du régime. Au même moment, une seconde livraison de munitions commandées (et déjà payées) par Kigali est suspendue par le gouvernement belge. Ce revirement et le retrait des militaires belges auront des conséquences à long terme sur la montée de l’animosité antibelge dans les milieux radicaux hutu. Ainsi, en 1994, Radio Mille Collines continuait à dénoncer la  » trahison  » belge de 1990. Quand, en décembre 1993, les troupes françaises se retirent du Rwanda à la suite de la mise en place de la Minuar, la mission onusienne de maintien de la paix, cette hostilité du pouvoir civil et militaire hutu se cristallisera autour de la présence des Casques bleus belges déployés au Rwanda.

La missive royale divulguée

Pour autant, la Belgique n’a pas réellement laissé tomber l’armée et le régime rwandais : entre 1991 et 1994, le budget de la Coopération technique militaire belge (CTM) a été doublé.  » Ses effectifs ont été discrètement, pour ne pas dire secrètement, gonflés « , signale Olivier Lanotte (UCL), spécialiste de l’Afrique centrale, auteur de La France au Rwanda (1990-1994) : entre abstention impossible et engagement ambivalent (PIE, 2007).  » Parmi les coopérants militaires en mission au Rwanda figurent des officiers supérieurs chargés de conseiller l’état- major des FAR, de même que des éléments des ESR, les  »super-paras » de l’armée belge […]. Depuis le génocide, les autorités belges, qu’elles soient civiles ou militaires, se sont soigneusement attachées à éviter que l’on se penche un peu trop sur les activités de la CTM au Rwanda.  »

Quant à la missive royale lue en conseil des ministres restreint du 19 octobre 1990, elle aurait dû rester secrète. Son existence a été divulguée par le magazine néerlandais Elsevier, sous la signature d’Hugo Camps. Quel ministre a vendu la mèche au journaliste flamand ? Martens n’a jamais livré de nom. Lors de sa comparution devant la commission spéciale Rwanda, le 26 février 1997, les questions des parlementaires sur l’affaire ont été jugées irrecevables par Frank Swaelen, le président CVP de la commission, qui veillait à verrouiller les débats. Dans l’entourage du Premier ministre, le camp  » progressiste « , prompt à critiquer un président rwandais qui affichait avec ostentation sa foi catholique, a été pointé du doigt. Le  » traître  » était-il le socialiste flamand Willy Claes, ami d’Hugo Camps, comme le prétendent certaines sources ?

Les débris du Falcon présidentiel. A neuf mois du 25e anniversaire du génocide, les responsabilités dans l'attentat ne sont pas encore établies.
Les débris du Falcon présidentiel. A neuf mois du 25e anniversaire du génocide, les responsabilités dans l’attentat ne sont pas encore établies.© photo news

La colère de Baudouin

Une certitude : la lettre du roi n’a pas eu l’effet escompté par le Palais, puisque les paras belges ont été rapidement rapatriés. Elle confirme toutefois l’implication directe de Baudouin dans la politique rwandaise de la Belgique et les efforts répétés du souverain pour que l’on porte assistance à son ami Habyarimana. La Maison royale recevait une copie des télex de l’ambassade belge à Kigali et les notes d’information du SGRS, le service de renseignements de l’armée belge, signalait Le Vif/L’Express dans son enquête du 7 mars 1997 sur le jeu d’influence de la Cour dans ce dossier. Mais les contacts privilégiés maintenus entre Baudouin et le président rwandais semblent avoir rendu l’entourage du roi myope face aux nombreux avertissements qui provenaient de Kigali : caches d’armes, listes de personnalités à éliminer…

Le crédit dont jouissait Habyarimana auprès du roi finira tout de même par faiblir, le régime hutu ne cessant de se radicaliser. Pour l’historien Léon Saur, spécialiste des relations entre le monde social-chrétien belge et le pouvoir rwandais ( Le sabre, la machette et le goupillon, Mols, 2004), le masque tombe pour de bon à la fin de l’année 1992, quand le président rwandais qualifie les accords de paix d’Arusha de  » chiffon de papier  » et cautionne le discours extrémiste.  » Le chef de l’Etat belge était de plus en plus ulcéré par les faux-semblants, notamment son manège quelque peu éculé de fervent catholique, et le double jeu du président rwandais « , confirme Olivier Lanotte. Ainsi, selon une source proche du Palais dont le témoignage a été recueilli par Léon Saur, le roi se serait mis en colère contre Habyarimana :  » Maintenant, ça suffit ! Il faut jouer le jeu d’Arusha !  » Le ton peu diplomate de Baudouin contraste alors avec les  » remontrances molles  » du président Mitterrand. Une constante, en revanche : comme en octobre 1990, quand il invite le gouvernement belge à voler au secours du Rwanda, le roi semble être allé au-delà du rôle étroit que lui impose la Constitution.

Huit mois après, le génocide

L’intérêt du Palais pour le Rwanda s’est poursuivi, quoique dans une moindre mesure, après l’avènement d’Albert II. On connaît la suite : le soir du 6 avril 1994, huit mois après les funérailles du roi Baudouin, Habyarimana, au pouvoir depuis vingt- et-un ans, est tué dans son Falcon présidentiel, frappé par un missile sol-air alors que l’avion est en phase d’atterrissage à Kigali.

Le président rwandais venait d’accepter, sous la pression internationale, de mettre en place les institutions de transition prévues par les accords de paix d’Arusha. Ce faisant, il s’est mis à dos une partie de son entourage. A neuf mois du 25e anniversaire du génocide rwandais, les responsabilités dans l’attentat, détonateur des massacres, ne sont pas encore établies.

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