Marc Wilmots a investi dans Yellow, une start-up qui mise sur le développement de l'aviation privée. © OLIVIER POLET/REPORTERS

L’envol de l’aviation privée

Mélanie Geelkens
Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

A quoi reconnaît-on une reprise économique ? A la vitalité de l’aviation d’affaires ! Et en Belgique, le secteur se porte très bien, merci pour lui. Tellement que plusieurs start-up se lancent, prêtes à ubériser le ciel. Leur cible : les patrons de PME.

L’avion vient de quitter le tarmac liégeois, ce vendredi après-midi. Destination Cannes et son festival. Un homme d’affaires devant assister à une réunion ? Un fortuné s’offrant un trip sur la Croisette ? Une célébrité s’apprêtant à monter les marches ? L’identité du passager restera un secret bien gardé. « Avant j’étais dans l’armée. Alors je sais tenir ma langue ! » Karl Beuken n’est pas dépaysé. Dans le business de l’aviation privée, la confidentialité reste la première des qualités. Le patron de la jeune compagnie Yellow peut toutefois révéler un nom, celui de Marc Wilmots. Un jour, le sélectionneur des Diables Rouges devait assister successivement à deux matchs, l’un à Marseille, l’autre à Rome. Il a fait appel à la start-up et à son Pilatus PC 12. Plus petit qu’un jet, classieux tout de même. Séduit, l’entraîneur a fini par injecter, le 17 mai dernier, 210 000 euros dans la société, avec deux autres investisseurs, Marc Beyens et Stefan Yee.

Pour ceux qui en ont les moyens, le gain de temps n’a pas de prix. Des frimeurs atteints de folie des grandeurs ? Surtout des travailleurs, répond Karl Beuken. Bon, OK, certains louent le PC 12 pour rejoindre une partie de golf, de chasse ou pour un week-end familial. Les loisirs sont un prétexte pour 50 % des vols. L’autre moitié reste consacrée aux déplacements professionnels. « Pour nos passagers, il s’agit de voyager plus rapidement et ainsi de transformer ce bénéfice en temps de travail. » Des dirigeants de grosses boîtes ou d’outranciers millionnaires ? Il y en a. Mais beaucoup sont en réalité des patrons de PME réalisant à partir de 10 millions d’euros de chiffre d’affaires. Et c’est précisément eux qui constituent la nouvelle cible de l’aviation privée.

Yellow, créée en août 2015, est loin d’être la seule à vouloir chambouler ce secteur si particulier. Au même moment et toujours à Liège, la firme Sky Cab s’est lancée, tandis qu’à Charleroi l’European Aircraft Private Club (EAPC) existe depuis janvier 2014. A Anvers, NextGen Aviation propose de devenir copropriétaire d’un appareil « pour le prix d’une voiture de sport exclusive ». A la manière d’un Fly Victor en Grande-Bretagne, d’un Wijet, Air PME ou Le Jet en France, toutes ces jeunes pousses entendent démocratiser les vols privés. Même Ryanair s’y met et affrète, depuis début 2016, un de ses Boeing version classe affaires. « L’Europe rattrape un retard culturel, analyse Denis Petitfrère, administrateur délégué d’EAPC. Dans de nombreux pays, comme aux Etats-Unis ou au Brésil, prendre un petit avion est tout à fait commun et on n’y associe pas le côté jetset/luxe/élite. »

250 000 euros les 10 % d’avion

L’ubérisation du ciel est en marche. Ces nouveaux taxis aériens viennent titiller les vétérans du secteur, tels FlyingGroup, NetJets, ASL et Abelag, le leader belge du secteur, fondé en 1964 et racheté en 2013 par le luxembourgeois Luxaviation. Les outsiders développent deux tactiques. Certains (comme Sky Cab ou EAPC) optent pour un système privé de copropriété : ils recrutent des clients prêts à acheter une partie d’avion puis ne volent que pour eux. Chez EAPC, la mise minimum pour un PC 12 est de 250 000 euros (donnant droit à 10 % de l’avion qui, neuf, s’achète 4,9 millions de dollars), auxquels il faut ajouter 2 000 euros mensuels de frais fixes et 835 euros par heure de vol. D’autres firmes choisissent une formule hybride de type commerciale : en plus de la copropriété, ils proposent une location accessible à tout un chacun. Enfin, à ceux capables de débourser 2 400 euros de l’heure, le forfait en vigueur chez Yellow et Wijet. « Nos marges ne sont pas très importantes, mais on parvient à être rentable en faisant du volume », décrit Geoffroy de Beauregard, responsable des ventes chez Wijet, qui a ouvert une base commerciale à Charleroi. Pas nécessairement moins cher qu’ailleurs, assure Hervé Laitat, CEO d’Abelag. « Chez nous, le tarif horaire varie entre moins de 2 000 euros pour 6 passagers en courte distance et 6 000 euros pour aller jusqu’à Los Angeles. »

De longues distances que les start-up belges ne peuvent se permettre, leurs petits avions étant uniquement utilisables pour des destinations proches. « Techniquement, on pourrait aller jusque dans le sud de l’Espagne », détaille Pierre-Arnaud Roisin, cofondateur de Sky Cab, en dévoilant l’intérieur de son monomoteur Cirrus SR22, à l’habitacle pas plus grand que celui d’une berline. « Mais bon, ça prendrait des heures et il n’y a pas de toilettes… Par contre, pour aller par exemple au Havre, il faut 1h15, alors qu’en voiture notre client aurait mis 5h30, voire plus longtemps en train, avec plusieurs changements. » L’avion devient alors une « économie rationnelle », selon le jeune pilote. Gain de temps, mais aussi (puisque le retour s’effectue le jour même) de frais d’hôtel et de restaurant. Voire de taxi : la force des monomoteurs est de pouvoir se poser à peu près partout, même sur des pistes en herbe, et donc de se rapprocher au plus près de la destination finale.

Agoraphobie

Les hommes d’affaires apprécient également… ne pas être mêlés à la foule. Surtout depuis les attentats. Toutes les compagnies privées le confirment : depuis le 22 mars, les réservations font le plein. Comme aux États-Unis après le 11-Septembre. Pas (seulement) par crainte de devenir victime, mais aussi parce que ces événements tragiques accroissent les mesures de sécurité. Arriver trois heures à l’avance à l’aéroport ? Un patron a autre chose à faire. En business aviation, l’embarquement prend cinq minutes via un terminal distinct. Même pas besoin de passer un contrôle. En cas de retard, c’est l’avion qui patiente.

Qui ne serait pas tenté ? Puis l’économie se redresse. C’est décomplexant. Avoir les moyens aujourd’hui, c’est moins indécent qu’en 2008. A l’époque, bon nombre de firmes avaient remisé les jets privés. Trop mauvais genre. Et quand il faut économiser, les charters retrouvent du charme. « Notre secteur est cyclique, il suit l’économie, souligne Hervé Laitat. La crise a été un très gros choc. Même si nous sommes parvenus à faire le gros dos, nous avons connu une baisse substantielle du chiffre d’affaires. Heureusement, nous atteignons désormais des niveaux bien meilleurs qu’avant 2008 ». Un montant vaut mieux qu’un long discours : Abelag a enregistré un chiffre d’affaires de 65 millions en 2015, contre 25,8 en 2007. Même progression chez un autre leader, FlyingGroup : 47,2 millions engrangés en 2014, contre 30 millions cinq ans plus tôt.

Signe que nos entreprises ont le vent en poupe, considère Hervé Laitat. « La Belgique est plus que jamais un terreau de PME très actives, innovantes, tournées vers l’international, même si on n’en entend pas beaucoup parler. Ça bouge beaucoup en Flandre, dans le Brabant, mais aussi à Liège, où on envisage de baser un avion. Pour ces entrepreneurs, la décision de prendre un vol privé est rapide, ils ne doivent pas en parler à leur conseil d’administration « .

Jouer avec la légalité

Les start-up entendent bien engloutir une part de cet alléchant gâteau. Tellement gourmandes que certaines ont les yeux plus gros que le ventre. « Des initiatives explorent des zones grises et tentent de contourner la législation », signale Hervé Laitat. Car la limite entre aviation privée (copropriété) et commerciale (location) est floue… Certains en jouent. « Même si quelqu’un me donne 500 000 euros, je ne pourrais pas lui vendre un vol s’il n’est pas copropriétaire. Sinon, nous serions une société commerciale », explique Denis Petitfrère. Tout le monde ne serait pas si regardant. Voler en commercial implique davantage de contraintes administratives et opérationnelles, donc financières. D’où la tentation de rester en mode privé… Yellow, par exemple, n’est pas répertorié dans la bonne catégorie. « Mais c’est prévu prochainement », assure Karl Beuken.

Nul doute que les géants du secteur ne se laisseront pas marcher sur les pieds sans brandir cet argument. Déjà qu’ils ne voient pas l’arrivée de concurrents d’un très bon oeil… EAPC en a fait le frais. Le club carolo s’était affilié à l’EBAA (European Business Aviation Association), estimant que leurs activités étaient complémentaires. Il s’en est finalement fait virer. C’est vrai qu’à la fédération des taxis, Uber non plus ne serait pas spécialement bien accueilli. ˜

Antwerp Force One

En matière de vols privés et d’affaires, c’est Anvers qui mène la danse, avec 16 897 mouvements en 2015 (37,3 % de l’activité globale), loin devant Zaventem (7 143) et Ostende (1 426). Liège n’enregistre « que » 651 mouvements. Charleroi ne dispose pas de chiffres isolés (les vols de l’école de pilotage gonflent les statistiques), mais estime que l’activité représente 0,2 % du volume total. Néanmoins, les aéroports wallons misent sur ce créneau comme vecteur de diversification et de développement. Ils affichent leurs atouts : moins onéreux, offrant davantage de créneaux d’utilisation. Depuis début 2016, Charleroi a internalisé le département « business », qui était sous-traité auparavant, et inaugurera le 23 juin son nouveau terminal spécialement dédicacé. Liège projette de construire un terminal spécifique d’ici à 2018, en partenariat avec des investisseurs privés.

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