"On risque bientôt de confondre, sur une photo, une réunion de "grabataires" avec une tenue maçonnique." © Julianne Herrmann

Franc-maçonnerie: la réforme ou la mort

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Des obédiences trop homogènes, des frères réfugiés dans un ésotérisme douteux et dans un sexisme rétrograde, une tendance immodérée à cultiver le secret… Derrière la progression – légère – des effectifs, la léthargie menace la franc-maçonnerie. Jean Somers, vétéran de l’institution, publie un livre décapant.

 » – Mais où est le danger que tu crains ?  »

 » – Crois-moi, le plus grand danger est à l’intérieur, dans nos rangs et en nous-mêmes !  »

 » – Comment ?  »

 » – Je ressens que l’ensemble des francs-maçons manque d’intensité et de cohésion autour de valeurs communes, qu’il ne présente qu’un consensus mou.  »

 » – Que font-ils de particulier ?  »

 » – Rien justement ! Comme la franc-maçonnerie tient debout depuis environ trois cents ans, ces francs-maçons passifs pensent peut-être que tout ne peut que continuer automatiquement, sans risque pour personne ni efforts de leur part. Ils vivent dans la mollesse comme les Romains antiques. Ils se conduisent comme des clients, comme des abonnés à un spectacle, comme des consommateurs du service qui leur est fourni en échange de leur cotisation.  »

Extrait de Rue Lessing. Vers la rénovation de la franc-maçonnerie (1). L’essentiel est dit : en ce début du xxie siècle, l’institution doit relever d’indispensables défis si elle ne veut pas se voir réduite à une honorable société folklorique. Attachée, au fil du temps, à promouvoir le progrès, la maçonnerie  » se complaît aujourd’hui dans des références historiques douteuses, un ésotérisme inconsistant, des scories d’occultisme du xixe siècle et une tendance immodérée à cultiver le secret « . Dans son ouvrage, que publient les éditions Academic & Scientific Publishers, Jean Somers dépeint donc une maçonnerie en léthargie. Pourtant, selon lui, peu de frères et soeurs en ont conscience et s’en préoccupent.

L’auteur n’est pas un maçon ordinaire, un frère parmi quelques vingt-cinq mille, mais un vétéran de la maçonnerie : l’homme visite des temples depuis un demi-siècle. Initié au Grand Orient de Belgique, dit GO, à l’âge de 28 ans, il est membre d’Action et solidarité n°3, à Bruxelles. A 82 ans aujourd’hui, ce directeur honoraire à la Commission européenne fut également ancien vénérable maître des Amis philanthropes n°2 alpha et ancien grand officier. Bref, un observateur chevronné qui détaille sans détour la liste des symptômes, tout en présentant des mesures qui revivifieraient l’institution. Et il n’y va pas de main morte. Au terme des deux cents pages de son livre, il aboutit à la conclusion que, dans les temples, la franc-maçonnerie a échoué dans son projet d’incarner le  » Centre de l’union « . Soit rassembler  » des êtres de biens, loyaux, d’honneur et de probité quelles que soient leurs dénominations ou leurs confessions « . Voici pourquoi.

Une allergie à la présence féminine qui reste nette

Jean Somers s’en prend au sort réservé aux femmes, particulièrement au GO – la première obédience nationale – qui refuse toujours d’initier des soeurs. En 2011, une telle perspective avait été rejetée par les délégués du Grand Collège.  » C’est insupportable ! Il révèle, hélas, combien la franc-maçonnerie demeure un milieu profondément conservateur « , nous dit-il. Et de s’interroger sur ces maçons qui se réclament du passé et appliquent un texte, les Constitutions, rédigé par le pasteur Anderson en 1723, reflétant ainsi la position des femmes dans la société anglaise du xviiie siècle. Or,  » aucune loi n’est éternelle « .  » Ceux qui soutiennent le contraire ne cherchent qu’à maintenir l’ordre établi qui leur convient en se prévalant de la tradition « , pousuit-il. De la tradition… Alors que les frères se vantent, dans le sillage des mouvements féministes des années 1960 et 1970, d’avoir contribué à la libéralisation de la contraception et de l’avortement, la proportion de femmes dans les temples ne dépasse guère le tiers des effectifs.

Pour Jean Somers, pas de doute : l’exclusion des femmes s’avère une discrimination fondée sur le sexe, contraire à la Déclaration des droits de l’homme, et est nulle de plein droit.  » La maçonnerie sera bientôt un des derniers milieux, dans le monde dit occidental, à maintenir une telle ségrégation « , écrit-il. Lui, en tout cas, ne se satisfait pas de la possibilité offerte aux loges depuis 2001 de recevoir en visiteuses des soeurs d’autres obédiences. Pour débloquer la situation, il ne propose certes pas que toutes les loges deviennent mixtes, mais que le GO initie autant des hommes que des femmes et que coexistent, au sein même du GO  » et sur un pied de parfaite égalité « , des obédiences masculines, féminines et mixtes. Sa suggestion peut paraître anodine. Elle ne l’est pas, tant les maçons espéraient le débat enterré.

Des ateliers qui demeurent trop homogènes

 » Chacun est libre d’aller dans des obédiences mixtes !  » L’argument, répété à l’envi par les frères, se révélerait hypocrite. Car les trois principales obédiences – GO, la Grande Loge de Belgique (GLB), Grande Loge régulière de Belgique (GLRB) – étant masculines, et la cooptation des nouveaux initiés restant la règle, le déséquilibre se reproduit presque à l’identique. En d’autres termes, la maçonnerie restera dominée par les hommes, tant que les hommes continueront à se choisir entre eux.

Car Jean Somers critique également la procédure de recrutement – la cooptation donc – qui représente un facteur de reproduction sociale. Qui entre au pays du compas et de l’équerre ?  » Des enseignants intègrent des enseignants, des juristes, des juristes, des médecins, des médecins, etc. « , regrette l’auteur. Beaucoup viennent parce que des membres de la famille ou des amis leur proposent. Et, sans doute, sont-ils plus nombreux à avoir une démarche individualiste, désireux  » d’en être « .  » Où sont les artistes, les artisans, les techniciens et les travailleurs ? Où est la quête de l’universalité, fondement de l’idéal maçonnique ?  »

De fait, l’entrée en maçonnerie est largement conditionnée par l’environnement proche. Cela produit – autre effet pervers – des nouveaux initiés d’un certain âge. Puisqu’ils seront eux-mêmes maçons depuis plusieurs années, les frères et les soeurs, déjà entrés un peu tard, initieront des hommes et des femmes de leur entourage, lesquels auront été reçus un peu tard et agiront de même à leur tour. Résultat : en même temps qu’augmentent les effectifs, grimpe la moyenne d’âge, qui atteint 60 ans environ aujourd’hui.

Pourtant, il est possible de poser directement sa candidature auprès d’une obédience. Mais mieux vaut avoir une solide  » recommandation « . Dans la très grande majorité des cas (près de 90 % des candidatures), cela fonctionne encore ainsi :  » On est choisi plus qu’on ne choisit. « . L’expérience de Jean Somers est ici éloquente.  » Lorsqu’un candidat s’adresse lui-même à un atelier ou à une obédience, les frères se montrent très réticents, nous explique-t-il. Ils le font attendre longtemps, davantage que les  » parrainés « , en espérant que le candidat finira sans doute par jeter l’éponge !  » Une attitude motivée par la peur d’initier des profanes malveillants attisés par la curiosité et par les secrets qu’ils dévoileraient.

Jean Somers souhaite simplement renoncer à la cooptation comme la méthode de recrutement. Et d’insister pour que l’on cible les plus jeunes, ceux dans la trentaine.  » Les loges se méfient des initiés trop jeunes ! Or, chaque année, la moyenne d’âge augmente d’une année. A ce rythme, on risque bientôt de confondre, sur une photo, une réunion de « grabataires » avec une tenue maçonnique.  »

Certaines loges sont atteintes de
Certaines loges sont atteintes de « symbolâtrie », on y passe beaucoup de temps à interpréter des symboles, parfois de façon délirante.© JULIANE HERRMANN

Une tendance immodérée à cultiver le secret

Tout cela l’amène à condamner la funeste tradition du secret. Se justifie-t-il toujours ?  » Rarement, lance l’auteur. Les maçons le savent pertinemment. Le seul secret, c’est celui de leur vécu, et il n’y a pas lieu de le protéger par un serment. Ceux qui l’affirment jouent à la société secrète.  » En loge, les maçons n’y disent d’ordinaire rien de si important. Ils n’y brassent ni secrets d’Etat ni ne déploient de stratégie politique ou économique. A ses yeux, il s’agit, pour d’aucuns, d’une posture, une manière de se donner de l’importance. A écouter Jean Somers,  » la seule justification du secret est la sécurité « . Pour être un bon maçon, il fallut sans doute, longtemps, se cacher. Aujourd’hui, il serait temps pour les frères de revendiquer leur appartenance. Du moins, ceux qui le peuvent sans risque. En témoigne l’anecdote que nous raconte l’auteur : un pharmacien maçon installé à Bastogne, qui a vu son officine désertée à la suite d’une campagne de dénigrement orchestrée par un prêtre de la paroisse.  » La levée du secret améliorerait notre image. Cela montrerait ce qu’est un maçon, et ce n’est ni un puissant, ni un politique ni un gourou. « 

Des clubistes, consommateurs de maçonnerie

La tendance est générale. Celle du repli sur soi, du cocooning. Dans les loges, on se préoccuperait plus de la formation personnelle des initiés que du message collectif. La maçonnerie se réduirait-elle à une fraternité du bien-être ? Même au GO, obédience réputée plutôt sociale, les maçons mettent en avant les bienfaits que leur procure le rituel. Parmi ceux-là, il y en a qui comparent sérieusement une tenue à une séance de relaxation. D’autres évoquent un groupe de  » sociabilité « , une  » protection contre les épreuves de la vie « . D’autres encore ne viennent que pour bénéficier de rencontres agréables entre copains détachés et inactifs.  » Au pire, si elle devait péricliter, ils renonceraient à ce qui n’est pour eux qu’un mode de loisirs pour en choisir un autre.  »

Comme club philosophique, créateur de liens fraternels, les obédiences ont manifestement du succès. Il y a un malentendu fondamental : l’institution maçonnique a pour objet un engagement moral. Chez l’auteur, cela implique des obligations de moralité, de tolérance et de fraternité. Il en résulte, pour le maçon, une volonté de changement, un effort de perfectionnement personnel. Impossible alors de prétendre contribuer à la construction du temple de l’humanité tout en se donnant pour règle de ne jamais aborder en loge aucune question de société.  » C’est de l’aveuglement volontaire, une démission, une fuite !  » Jean Somers s’élève ici contre les loges atteintes de  » symbolâtrie « , au sein desquelles on passe beaucoup de temps à interpréter des symboles, parfois de façon délirante.  » Jusqu’à démonter un compas (NDLR : il mesure le chemin parcouru par le maçon sur la voie initiatique) pour attribuer une signification morale à chaque pièce, même la vis qui réunit les deux bras de cet outil « , rapporte Jean Somers.

Alors, puisqu’il y a un excès de symbolisme, puisqu’il n’y a pas de débat d’idées, il y a ceux qui  » se gargarisent d’un ésotérisme inconsistant « . L’auteur constate que la maçonnerie a  » toujours eu un problème avec l’histoire « , soucieuse de se rattacher à une origine mythique, venue du fond des âges ! Il rappelle qu’elle n’est dépositaire d’aucun ésotérisme, d’aucune science occulte, et que l’occultisme n’y a pas sa place.  » Le maçon qui jouerait à l’homme qui sait des choses mystérieuses est un imposteur.  » S’y ajoutent ceux qui aiment les cérémonies et les hauts grades,  » plus soucieux de polir une pierre précieuse destinée à orner leur main « . Reste enfin ceux qui désertent : un maçon sur quatre vient régulièrement en loge.

Le rapport à Dieu et à la religion continue de diviser

En plongeant dans l’ouvrage, le lecteur découvre enfin un univers divisé en deux blocs qui s’ignorent mutuellement. D’un côté, les obédiences, majoritaires à travers le monde, qui exigent une croyance religieuse ou au moins un certain déisme. Celles-là voient parfois les athées et les agnostiques comme des individus sans foi ni loi. De l’autre, quelques loges qui n’imposent aucune croyance. Celles-là évincent parfois des croyants, généralement des protestants, des israélites et quelques musulmans libéraux. Selon Jean Somers, elles agitent le fanion du libre examen comme une preuve de liberté, alors que ce principe fut réclamé par un certain Luther au xvie siècle.  » Nous sommes incapables de surmonter ce conflit, parce que c’en est un.  » Il s’en suit des clans et des structures dépassées qui emprisonnent les maçons, en contradiction totale avec le principe fondamental qui consiste à accueillir les personnes de toutes convictions.

Pour dépasser ces contradictions, ce vieux sage propose d’exposer en loge les divers ouvrages selon les convictions des maçons, voire de  » gommer  » la présence de la Bible ou d’autres ouvrages, pour les remplacer par un livre blanc. Athée lui-même, il témoigne du malaise qui l’habite dans les loges où la Bible est exposée et où on insiste sur l’entière liberté d’interprétation du symbole qu’elle constitue. Il en va de même pour l’invocation du Grand Architecte de l’Univers, surtout lorsque l’on s’adresse à lui comme dans une prière.  » J’ai mesuré cette liberté d’interprétation en feignant de voir dans la Bible un symbole de la lutte contre le réchauffement climatique. On m’a répondu qu’il convenait d’y voir une interprétation convenable !  » Bigre ! Les pires ennemis des frères ne seraient-ils pas les frères eux-mêmes ?

(1) Rue Lessing. Vers la rénovation de la franc-maçonnerie, par Jean Somers, Academic & Scientific Publishers, 174 p.

Voyage en franc-maçonnerie

Les photos de ce dossier sont issues du livre Man Among Men, paru en anglais, en septembre dernier. Elles sont signées Juliane Herrmann. De 2012 à cette année, la photographe allemande a parcouru les loges d’Allemagne, de Grande-Bretagne, du Brésil, d’Israël et des Pays-Bas. Dévoilant des coulisses de temples édifiantes sur la réalité franc-maçonne contemporaine.

Man Among Men, photos de Juliane Herrmann, textes de Yasha Beresiner, Juliane Herrmann et James Anderson, éd. Lecturis, 310 p.

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