Daniel Tanuro

Caterpillar : haro libéral-populiste sur « l’écologie dogmatique »

Daniel Tanuro Militant écosocialiste - membre de la Gauche anticapitaliste

On l’a dit : la fermeture du siège gosselien de Caterpillar semble à première vue irrationnelle. Pourquoi abandonner une usine fraîchement et drastiquement restructurée sur le dos du personnel, dans laquelle on a investi 150 millions d’Euros, et qui vient de renouer avec la compétitivité ?

Nous avons tenté une réponse à cette question dans une précédente tribune libre : Les travailleurs de Caterpillar (et des entreprises sous-traitantes) paient la folie des grandeurs de l’extractivisme.

Notre analyse concluait que la fermeture de Gosselies n’est pas due à un « patron voyou », mais au fonctionnement « normal » d’un système voyou et productiviste: le capitalisme. Cette thèse ne convient évidemment pas à MM. Corentin de Salle et David Clarinval, qui sont respectivement directeur du Centre Jean Gol et député du MR. Ils en ont donc proposé une autre : « Caterpillar-Gosselies a fermé en raison de normes écologiques trop contraignantes » ; le « drame social » serait imputable à une « écologie dogmatique ». C’est « la cause déterminante », affirment-ils.

La faute aux normes anti-pollution ?

Comme tout bon mensonge, celui-ci comporte une part de vérité. Les pays développés imposent en effet des normes (Tier IV) pour limiter les émissions polluantes des moteurs à combustion. Ces normes ne sont pas d’application dans les pays dits « en développement », et leur respect augmente les coûts de fabrication. La multinationale ayant décidé que Gosselies se spécialiserait dans cette production, pour laquelle la demande est faible, l’usine ne pouvait que tourner au ralenti en perdant ses marchés africains et moyen-orientaux. Voilà ce que des syndicalistes ont exposé dans les médias et devant la Commission des Affaires sociales de la Chambre.

Ce sont les faits, ils sont incontestables. Mais ces faits peuvent être trompeurs si on ne les place pas dans le contexte qui est le leur : celui d’une suraccumulation de capacités productives excédentaires – spécialement sur le segment des engins pour l’industrie minière, dont la demande s’est effondrée. Qu’a fait Caterpillar face à cette situation? En bonne logique capitaliste, elle a concentré ses productions pour maximiser l’utilisation de ses usines, et celle de Gosselies est trop grande pour cela. Voilà selon nous le fond de l’affaire.

Notre analyse est confirmée par le CECE, l’association des producteurs européens d’engins lourds : les marchés moyen-orientaux et africains sont au plus mal, le marché européen des engins de construction est le seul à présenter une faible croissance, et les bénéfices de celle-ci pourraient être annulés par les reculs dans le secteur minier (localisé surtout hors-UE) dont les commandes sont actuellement 75% sous leur niveau du premier trimestre 2012. En d’autres termes : continuer à produire des moteurs polluants pour l’Afrique et le Moyen-Orient n’aurait pas suffi à sauver Gosselies… (1)

Les pieds dans le tapis

Pour soutenir le contraire, MM. de Salle et Clarinval ne craignent pas de malmener le bon sens le plus élémentaire. C’est ainsi qu’ils se prennent d’emblée les pieds dans le tapis en prétendant fournir de la fermeture une explication compatible avec la délocalisation de la production vers Grenoble. Or, il n’en est évidemment rien, puisque les normes environnementales de l’Union européenne s’appliquent en France autant qu’en Belgique…

En poursuivant la lecture, on constate que les deux auteurs ne sont pas à une contradiction près : en effet, à quelques lignes de distance, ils nous disent que les normes environnementales ont tué Gosselies, d’une part, et que le caractère « de plus en plus exigeant » de ces normes ces dernières années « est une excellente chose », d’autre part. Comprenne qui pourra !

Mais la suite est encore plus incohérente. En effet, la critique de la décision de spécialiser Gosselies sur les moteurs Tier IV devrait logiquement déboucher sur une mise en accusation de la multinationale et, plus généralement, de la guerre de concurrence pour le profit. Car c’est bien cette guerre qui pousse les capitalistes à investir sur base de pronostics hasardeux… et à présenter la facture aux travailleurs quand ces pronostics se révèlent erronés.

Or, pour éviter cette conclusion, MM. De Salle et Clarinval font une pirouette: ils concèdent du bout des lèvres une « erreur de management » de la part du patron… mais l’excusent aussitôt en disant qu’elle a été « rendue possible parce qu’en diverses enceintes on fait fréquemment passer la politique environnementale au-dessus de toute autres considérations ».

Une affirmation ridicule

Je pèse mes mots : cette pirouette est tout simplement ridicule. Il est ridicule de dire que les normes d’émissions polluantes des Etats-Unis et de l’Union européenne concrétisent une « écologie dogmatique (qui) perçoit la pollution comme un mal à éradiquer sur-le-champ, quelles que soient les conséquences ». Il est encore plus ridicule de prétendre que les Etats-Unis et l’Union européenne « font passer la politique environnementale au-dessus de toute autre considération », quitte à « tuer l’activité économique » (4).

La vérité est plutôt que les graves conséquences de la pollution atmosphérique (cancers, troubles respiratoires, maladies cardio-vasculaires…) obligent les gouvernements à agir sous la pression de l’opinion, pour des raisons de santé publique et de légitimité politique… sans compter leur volonté de protéger les constructeurs contre le risque de voir des centaines de millions de victimes traîner les pollueurs en justice. Ce faisant, ces gouvernements n’agissent absolument pas pour « éradiquer le mal sur-le-champ ». Au contraire : ils traînent les pieds pour ménager les intérêts capitalistes, leurs mesures sont élaborées en secret avec les multinationales et ils ferment les yeux sur les fraudes (comme l’a révélé le scandale Volkswagen).

Sur les traces idéologiques de Trump et Sarkozy

Pourquoi MM de Salle et Clarinval lancent-ils des affirmations aussi absurdes ? Parce que leur objectif est purement idéologique. L’affaire Caterpillar dresse une part importante de l’opinion contre les politiques qui, au nom de l’emploi, offrent aux multinationales des infrastructures gratuites, des « charges sociales » au rabais, une fiscalité « attractive », des salaires bloqués, une flexibilité à tout va et un droit de tirage sur le potentiel de recherche des universités. Bref, la fermeture de Gosselies crée un choc qui menace la légitimité du néolibéralisme.

Cette légitimité, Olivier Chastel a voulu la protéger en soutenant l’idée d’une réquisition du site de Gosselies… mais cette prise de position fait pis que mieux : où va-t-on, en effet, si le président d’un parti comme le MR met en question la sacro-sainte propriété privée de l’économie !? MM. De Salle et Clarinval jugent plus prudent de désigner un bouc émissaire : la très insuffisante régulation environnementale. Cela ne tient pas debout. En même temps, ce discours peut trouver un écho dans les couches populaires, où la défense de l’environnement (surtout depuis les écotaxes) est souvent assimilée à un surcroît de sacrifices pour les plus faibles. Donald Trump joue à fond cette carte populiste, Sarkozy lui emboîte le pas, et le duo de Salle-Clarinval fait de même.

Car c’est bien de populisme qu’il s’agit. MM. De Salle et Clarinval feignent de se soucier des « milliers de travailleurs qualifiés qui ont perdu leur emploi » de façon « imméritée »… Bien sot celui qui se laisserait prendre à cette démagogie. Les deux auteurs citent un professeur de droit européen de la concurrence pour qui « si vous avez des normes qui sont plus sévères que celles qui sont applicables ailleurs, logiquement, tous les acteurs ne sont plus sur la même ligne de départ » pour courir le cent mètres. Or, il est évident que cet « argument » vise non seulement les normes environnementales, mais aussi les salaires et les normes sociales. On comprend alors pourquoi les auteurs caressent les syndicats dans le sens du poil : ils cherchent à les entraîner sur leur terrain pour les affaiblir idéologiquement face à la logique néolibérale.

Le « bien social » et « l’écologie libérale »

MM de Salle et Clarinval se disent partisans de normes écologiques, à condition que « l’élévation des exigences de ces normes se fasse au même rythme que le développement économique de la société ». Sans cela, elles seraient « impayables » et conduiraient « non seulement à des désastres sociaux, mais aussi à tarir la source de financement des politiques environnementales ».

Voilà le genre de choses qu’il faut dire vite pour ne pas mentir longtemps : en effet, que son « développement économique » avance ou recule, peu importe : Caterpillar Inc. augmente chaque année la rémunération de ses actionnaires. De ce côté-là, aucun risque de tarissement ! Il faut donc du culot pour prétendre que les normes anti-pollution menacent de tarir la source de l’emploi et des politiques environnementales ! En réalité, l’affaire Caterpillar montre au contraire que la dictature des actionnaires menace à la fois les intérêts des travailleurs et la protection de l’environnement. Et Caterpillar n’est pas une exception.

Allant au-delà du cas de cette entreprise, MM de Salle et Clarinval définissent la bonne « écologie libérale, pragmatique, responsable et progressiste » qu’ils opposent à la méchante « écologie dogmatique ». Ici, leur offensive est enrobée d’un vernis scientifique. En effet, les auteurs invoquent la très discutable « courbe de Kuznets » selon laquelle, passé un certain développement, une société développe des technologies qui lui permettent de réduire son impact écologique. (2) Ils en déduisent que « la réduction de la pollution doit être vue économiquement : c’est-à-dire comme un bien social qui peut être obtenu technologiquement de façon à ne pas gripper ce qui en est le moteur, la croissance économique ».

En clair : la croissance est une vache sacrée, il faut cesser de voir la destruction environnementale qui en découle comme un mal, et voir plutôt la future réduction de cette destruction comme un bien social que nous apportera la technologie, soeur de la croissance. C’est la méthode Coué, en somme. Appliquée au changement climatique, elle signifie à peu près ceci : cessons de dénoncer le fait que deux siècles de course au profit alimentée par les énergies fossiles risquent de faire monter le niveau des océans de 1 à 2 mètres d’ici la fin du siècle (et bien plus au-delà); rendons plutôt grâce à « l’écologie libérale, pragmatique et responsable » qui permettra de réduire l’ampleur de la catastrophe de quelques centimètres… grâce aux technologies d’apprenti sorcier de la géoingénierie.

Tout compte fait, le travail de MM de Salle et Clarinval est utile : il nous éclaire sur les enjeux des luttes, sur l’urgence d’un projet écosocialiste et sur les alliances à construire face à un capitalisme qui n’a plus rien d’autre à offrir que la régression sociale et la destruction environnementale.

(1) Comittee for European Construction Equipment, annual economic report, N°2, March 2016

(2) La thèse de Kuznets est discutable parce qu’elle est anhistorique. D’un point de vue général abstrait, le progrès des connaissances offre en effet la possibilité d’accroître l’efficience dans l’utilisation des ressources, donc de réduire l’impact écologique d’une société ; mais concrètement, dans la société capitaliste, chaque progrès dans l’efficience reste relatif car il est plus que compensé par l’augmentation absolue de la production (« paradoxe de Jevons »). On est aux antipodes des « vertus optimisatrices du marché » dont MM de Salle et Clarinval font l’apologie.

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