Inamovible André Gilles : député provincial depuis 1994, il a pris la présidence de l'institution en 2006 et y règne en maître. © MICHEL TONNEAU

André Gilles, ennemi éthique n°1

Mélanie Geelkens
Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

Il y a encore deux mois, la notoriété d’André Gilles n’excédait pas la province de Liège. Et encore. Désormais, tout le monde connaît son nom. Son salaire. Ses travers. Mais moins son parcours, son rôle, son poids. Loin d’être conformes aux apparences…

Il avait sorti le veston des grandes occasions. Le même qu’il portait à la choucroute de Nouvel An 2017 de Jean-Claude Marcourt et au dernier anniversaire de Frédéric Daerden. Un lainage sans âge, bleu à carreaux verts. André Gilles avait surtout soigné le fond. Onze pages retraçant l’historique de Publifin, débitées mot à mot devant le conseil provincial de Liège, le 26 janvier dernier. Mais son plaidoyer de défense est rattrapé par la forme. Morne. Lénifiante. Jusqu’au dernier paragraphe. Son poing s’abat alors plusieurs fois sur le pupitre, son visage vire écarlate, son timbre s’emballe alors qu’il dénonce  » le brouhaha actuel « .  » Là, il allait péter une case « , traduit un observateur avisé.

Une semaine plus tard, rebelote devant la commission (alors spéciale) du parlement de Wallonie.  » Tiens, il n’a pas mis la même veste, aujourd’hui !  » moque un journaliste depuis le banc réservé à la presse. Près de six heures d’audition.  » Lamentable « , lynchent le lendemain les Unes de Sudpresse. Lui, l’introverti qui s’est toujours évertué à flotter sous les radars politiques et médiatiques est propulsé au centre de l’arène. Ennemi éthique numéro un.

Rue Louvrex, à Liège, là où est établi Nethys. Mais aussi là où André Gilles est né. Un signe du destin...
Rue Louvrex, à Liège, là où est établi Nethys. Mais aussi là où André Gilles est né. Un signe du destin…© HATIM KAGHAT/ID PHOTO AGENCY

Quel costume l’habille réellement ? Celui du puissant stratège ? Ou du second rôle contraint de tenir le haut de l’affiche pendant que la vedette principale se refait une santé ? Intriguant personnage.  » Je suis content que vous fassiez son portrait. Car il est mal décrit, dans les médias « , glisse le bourgmestre de Liège Willy Demeyer, qui le fréquente au sein des instances du PS liégeois depuis 1987. Le discret André Gilles ne fait rien pour atténuer le mystère. Son site mentionne une biographie officielle, bien sûr. Naissance le 19 décembre 1954. Rue Louvrex, à Liège. Comme un présage : c’est là que trône le siège social de Nethys. Ceux qui parlent de lui évoquent systématiquement son père, Ange-Raymond Gilles, dernier bourgmestre de Jemeppe avant la fusion des communes. Mais encore ? Rares sont ceux qui en savent davantage.

Disciple coolsien

 » Il a fréquenté tous les mouvements de jeunesse du parti, se souvient Jean-Maurice Dehousse, ancien bourgmestre de la Cité ardente. Il était proche d’André Cools. C’est d’ailleurs à la demande de celui-ci que je l’ai engagé dans mon cabinet en 1977, lorsque je suis devenu ministre de la Culture.  » Un collaborateur intelligent et efficace. Mais effacé, déjà.  » Il possède une lumière intérieure qui lui fait comprendre immédiatement les mécanismes, mais il ne l’exprime pas « , dépeint le socialiste.

Cinq ans plus tard, André Gilles fait son entrée au conseil communal de Seraing, fort de l’héritage paternel, politique et, surtout, géographique. S’il ne représentait pas Jemeppe, il aurait été moins incontournable. Coincé sur la rive gauche de la Meuse, entre Flémalle et Sclessin, le village aurait logiquement dû être rattaché à l’un ou à l’autre, si la fusion des communes de 1977 ne s’était pas permis quelques excentricités.  » Ce découpage particulier fait de lui une composante nécessaire à la majorité à Seraing et lui donne une légitimité politique forte « , analyse Jean-Maurice Dehousse. Encore aujourd’hui, dans la Cité de fer, les listes électorales suivent toujours la même répartition : première place pour Seraing, deuxième pour Ougrée et troisième pour Jemeppe…

Mais un mandat de conseiller communal, converti dès 1983 en poste d’échevin, cela met un peu de beurre dans les épinards. Alors, il cumule. Au moins à partir de 1989, avec un poste de directeur et de président du conseil d’administration des Habitations jemeppiennes, qui gère plus de 1 400 logements sociaux. Une double casquette qui lui vaut de premières piques éthiques. Dont il ne se débarrassera qu’en 2005. Entre- temps, en 1994, il se retrouve député provincial.  » Ce niveau de pouvoir, en général, c’est soit un tremplin politique, soit un retranchement en fin de carrière « , observe un libéral. Lui, ce sera sa vie. Il se serait un temps imaginé bourgmestre de Seraing. Mais il prêtera finalement allégeance au clan Mathot, père puis fils.

Meurtri

André Gilles a deux grands amours. La province, donc. Mais aussi l’Association liégeoise d’électricité, qu’il préside depuis 1990 et qui se muera au fil des ans en la tentaculaire Nethys/ Publifin.  » Il s’y est investi pleinement, raconte Frédéric Daerden, député-bourgmestre de Herstal. Il s’est en quelque sorte identifié à l’entreprise. C’est pour cela qu’il est aussi meurtri aujourd’hui.  » Un sentiment d’injustice, sans doute : son bébé, il avait passé tellement de temps à l’élever, fidèle à la vision coolsienne d’initiative industrielle publique. Il est comme ça, le Jemeppois :  » Un travailleur, c’est sa qualité indéniable « , selon Paul-Emile Mottard, député provincial qui siège avec lui depuis 2000.  » Un besogneux « , prolonge un socialiste.  » Levé très tôt, couché très tard « , complète un autre. Bon élève à tout prix.

En 1977, Jean-Maurice Dehousse embauchait André Gilles dans son cabinet, à la demande d'André Cools.
En 1977, Jean-Maurice Dehousse embauchait André Gilles dans son cabinet, à la demande d’André Cools.© DEBBY TERMONIA

Mais professeur autoritaire, aussi.  » Il apprécie peu la contradiction. Il gère dans le diktat « , tacle un libéral.  » Il peut se montrer excessif dans la défense de son point de vue. Il faut parfois le pousser pour qu’il prenne en compte d’autres opinions. Mais, sur une législature, les tensions au sein de la majorité se comptent sur les doigts d’une main « , décrit Paul-Emile Mottard. Idem, ou presque, par rapport à l’opposition.  » Le CDH donne parfois plus l’impression d’être dans la majorité que moi, ironise le conseiller provincial libéral Fabian Culot. André Gilles cadenasse tellement les débats qu’ils n’intéressent plus personne. Il contribue à donner une image catastrophique de l’institution, alors qu’au contraire, elle réalise des choses vraiment intéressantes « . Ses relations avec le conseiller de l’opposition Ecolo Marc Hody n’ont pas toujours été simples.  » Mais au fil du temps, j’ai constaté qu’il est possible – sans être aisé – d’instaurer un dialogue pour aboutir à un accord.  » Impérieux mais paradoxalement conciliant.  » D’ailleurs, la fédération socialiste liégeoise l’a souvent envoyé comme casque bleu dans des sections locales sous tension « , rappelle Frédéric Daerden. L’homme n’a qu’une parole.  » Il fait ce qu’il dit, relève le député provincial libéral André Denis. Sa loyauté n’a jamais été prise en défaut.  »

Son amitié non plus. Même lorsque la dispute éclate – comme souvent dans le chaudron ardent -, il ne coupe jamais définitivement les ponts. Il n’a pas renié Jean-Maurice Dehousse lorsque celui-ci est sorti des bonnes grâces d’André Cools. Il est resté proche de Michel Daerden, même après avoir rallié le camp des putschistes. Il n’est pas le plus hostile à l’égard de Frédéric Daerden, pourtant exclu du fameux club des cinq.

Une fort peu discrète demande

André Gilles, c’est un convivial. Qui djose wallon et qui se défend à la pétanque (dans son fief, il a même donné son nom à une compétition). Qui ne refuse pas un petit verre. Mais que l’alcool, dans les soirées et autres joyeusetés politiques, n’a jamais rendu incontinent ni incapable de reprendre le volant.  » Tout le monde ne peut pas dire pareil ! lance une observatrice rompue au terrain. Lors d’un événement, on le remarque seulement par sa carrure. Et parce qu’il prend soin de bien se placer sur les photos.  »  » C’est fou ce qu’il fait attention à ce genre de détails « , appuie un autre. Parfois, il sort de sa réserve, comme lorsqu’il demande sa seconde épouse en mariage (une collaboratrice de son cabinet), au beau milieu du bal annuel qu’il donne à Jemeppe.

Il possède une lumière intérieure qui lui fait comprendre immédiatement les mécanismes, mais il ne l’exprime pas »

Mais charismatique, le socialiste ne l’a jamais été. Tribun non plus, comme nous le remémore une savoureuse et sérésienne séquence de l’émission Striptease, tournée en 1997 lors d’une braderie. Les cheveux plus blonds, le visage plus lisse, l’imper beige par-dessus le veston à carreaux (déjà), il s’aventure dans un discours décousu lorsqu’un quidam prend la caste socialiste à partie.  » Il est un peu… verbeux « , sourit Marc Hody. Ce qui n’est pas qu’un handicap.  » Lorsqu’on lui pose une question, sa réponse est souvent courtoise mais très longue, voire interminable, à tel point qu’on en oublie l’objet. L’hypnotisation de l’interlocuteur comme stratégie de négociation « , décrypte Fabian Culot.

Dans les (nombreux) conseils d’administration qu’il préside, l’homme aux dix-sept mandats laisse un souvenir actif.  » Contrairement à d’autres, ce n’est pas un fantoche qui se contente d’ouvrir et de fermer la séance « , considère un non-Liégeois. Avec une rémunération annuelle brute de 365 000 euros, selon les calculs du Soir, le contraire aurait été d’autant plus choquant… Etonnamment, nombreux sont ceux qui estiment qu’il n’est pas un homme d’argent.  » Euh… du moins, ce n’est pas quelqu’un de bling-bling « , nuance un autre. N’était-ce pas lui qui, en 2007, était conspué parce qu’il siégeait dans plusieurs instances publiques via sa sprl, histoire d’éluder l’impôt ?  » Il a vécu dans un milieu modeste, son grand-père était mineur, rapporte Willy Demeyer. Je pense qu’il a été pris dans la dynamique « on rétribue à tous les étages ». Quand je lui ai récemment demandé de se mettre en ordre par rapport à tous ses mandats privés, dès le lendemain, c’était fait. Sans discuter. C’est plutôt un homme de pouvoir et de projets.  »

Attaquer Publifin, c'est critiquer la vision qu'André Gilles développe depuis 1990. Vision qu'il a été contraint de défendre devant le conseil provincial, le 26 janvier dernier.
Attaquer Publifin, c’est critiquer la vision qu’André Gilles développe depuis 1990. Vision qu’il a été contraint de défendre devant le conseil provincial, le 26 janvier dernier.© MICHEL TONNEAU

Le pouvoir, il l’a patiemment agrégé. S’engouffrant dans la réforme des provinces de 2002, qui vidait les gouverneurs de leur substance, pour gonfler sa propre autorité. Qu’il a ensuite boursouflée en s’octroyant les plus visibles compétences au sein du collège provincial : enseignement, grands événements, communication (si, si), supracommunalité…  » A lui seul, il centralise plus de 60 % du budget de l’institution « , chiffre Marc Hody.

La main sur le portefeuille

Les projets, justement, il les finance à tour de bras.  » Aucun autre niveau de pouvoir ne dégage 20 millions d’euros de boni à l’exercice propre « , pose Fabian Culot. Asbl et communes quémandeuses ont compris à quelle porte frapper. Dans les entités, en particulier les plus petites, il est d’ailleurs fort apprécié. Lorsque la survie de son institution était compromise, il a développé une stratégie (admirée au-delà des terres principautaires) de  » province amie des communes « .  » Une vision qui a donné d’excellents résultats, juge Josly Piette, bourgmestre de Bassenge (CDH). On a par exemple pu profiter de toute une série de marchés groupés. Pour le sel de déneigement, le gaz, l’électricité, bientôt la téléphonie… Ces économies d’échelle sont loin d’être négligeables.  »

Alors, André Gilles, simple porteur d’eau ? La bonne blague ! Un puissant, un malin, un stratège,  » qui comprend immédiatement un bilan comptable et qui connaît mieux le droit commercial qu’un professeur d’université « , dixit quelqu’un qui ne se classe pas tout à fait parmi ses amis. Mais qui a échoué à le montrer. Ou réussi à le cacher, c’est selon.  » L’antithèse vivante  » d’un Stéphane Moreau. Ces deux-là se sont trouvés. S’ils donnent l’impression d’être  » deux gamins, l’un qui imagine le mauvais coup et l’autre qui le couvre « , pour reprendre la description d’une libérale, ils forment un vrai tandem.  » André avait développé sa vision depuis l’ALE et il a trouvé en Stéphane quelqu’un qui pourrait être opératif pour la mettre en oeuvre « , décode Willy Demeyer.  » Il sont deux à la manoeuvre, et même trois avec Pol Heyse (NDLR : membre du comité de direction de Nethys). Mais il n’y en a pas un qui est plus visionnaire que les autres « , garantit un socialiste.

Le Jemeppien apporte aussi à Stéphane Moreau l’inconditionnel soutien du CDH et du MR liégeois, sans lequel Nethys et ses dérives n’auraient jamais été possibles. André Gilles, Dominique Drion, Georges Pire : une amitié politique indéfectible, scellée par la franc-maçonnerie. Le député provincial-président fait partie de la bien nommée loge sérésienne  » L’incorruptible « .  » A Liège, il ne faut jamais perdre de vue l’importance de ces liens. Et je peux vous dire que par les temps qui courent, les frères se serrent les coudes « , certifie un politique.  » J’ai toujours admiré cette capacité des Liégeois à faire front commun pour défendre leur dossier, salue un socialiste non principautaire. A chaque fois que j’ai été en contact avec eux, non seulement André Gilles et Stéphane Moreau étaient ensemble, mais ils étaient systématiquement accompagnés par Dominique Drion et Georges Pire.  »  » Même si ces deux-là faisaient pots de fleurs « , ricane un autre.

Tandem déchu

Lorsque Stéphane Moreau et André Gilles négocient, c’est en duo. Lorsqu’ils explosent de colère, c’est en duo. Chacun dans leur style : le premier renversant plutôt les tables, le second bouillant de l’intérieur. Lorsqu’ils menacent, c’est en duo. Lorsqu’ils cajolent, à coups d’invitations dans les loges du Standard ou de bonnes bouteilles débouchées, c’est en duo. Lorsqu’ils tombent, c’est encore et toujours en duo. Lâchés par leurs camarades, le 6 février.  » Suspendus de leurs mandats internes dans l’attente du résultat des travaux du conseil de déontologie et de la commission de vigilance nationale du parti « , comme l’écrit plus subtilement le PS.

Pension anticipée à 62 ans ? Il y a peu, André Gilles pensait encore se représenter aux prochaines élections provinciales de 2018. Péché d’orgueil, il n’a prévu aucune relève. Sauf peut-être la députée wallonne Déborah Géradon, dont il fut proche de la mère et à qui il a mis le pied à l’étrier politique. André Gilles n’a pas répondu à nos multiples sollicitations. Sans doute aspire-t-il à retrouver un peu d’ombre. Là où il s’est toujours senti le mieux.

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